Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/488

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vous assurer le silence, c’est tout simple, et, à votre place, j’en ferais autant.

De Guiche baissa la tête.

— Seulement, continua de Wardes triomphant, était-ce bien la peine, dites-moi, de me jeter encore sur les bras cette mauvaise affaire de Bragelonne ; prenez garde, mon cher ami, en acculant le sanglier, on l’enrage ; en forçant le renard, on lui donne la férocité du jaguar. Il en résulte que, mis aux abois par vous, je me défends jusqu’à la mort.

— C’est votre droit.

— Oui, mais, prenez garde, je ferai bien du mal ; ainsi, pour commencer, vous devinez bien, n’est-ce pas, que je n’ai point fait la sottise de cadenasser mon secret, ou plutôt votre secret dans mon cœur ? Il y a un ami, un ami spirituel, vous le connaissez, qui est entré en participation de mon secret ; ainsi, comprenez bien que, si vous me tuez, ma mort n’aura pas servi à grand’chose ; tandis qu’au contraire, si je vous tue, dame ! tout est possible, vous comprenez.

De Guiche frissonna.

— Si je vous tue, continua de Wardes, vous aurez attaché à Madame deux ennemis qui travailleront à qui mieux mieux à la ruiner.

— Oh ! Monsieur, s’écria de Guiche furieux, ne comptez pas ainsi sur ma mort ; de ces deux ennemis, j’espère bien tuer l’un tout de suite, et l’autre à la première occasion.

De Wardes ne répondit que par un éclat de rire tellement diabolique, qu’un homme superstitieux s’en fût effrayé.

Mais de Guiche n’était point impressionnable à ce point.

— Je crois, dit-il, que tout est réglé, monsieur de Wardes ; ainsi, prenez du champ, je vous prie, à moins que vous ne préfériez que ce soit moi.

— Non pas, dit de Wardes, enchanté de vous épargner une peine.

Et, mettant son cheval au galop, il traversa la clairière dans toute son étendue, et alla prendre son poste au point de la circonférence du carrefour qui faisait face à celui où de Guiche s’était arrêté.

De Guiche demeura immobile.

À la distance de cent pas à peu près, les deux adversaires étaient absolument invisibles l’un à l’autre, perdus qu’ils étaient dans l’ombre épaisse des ormes et des châtaigniers.

Une minute s’écoula au milieu du plus profond silence.

Au bout de cette minute, chacun, au sein de l’ombre où il était caché, entendit le double cliquetis du chien résonnant dans la batterie.

De Guiche, suivant la tactique ordinaire, mit son cheval au galop, persuadé qu’il trouverait une double garantie de sûreté dans l’ondulation du mouvement et dans la vitesse de la course.

Cette course se dirigea en droite ligne sur le point qu’à son avis devait occuper son adversaire.

À la moitié du chemin, il s’attendait à rencontrer de Wardes : il se trompait.

Il continua sa course, présumant que de Wardes l’attendait immobile.

Mais au deux tiers de la clairière, il vit le carrefour s’illuminer tout à coup, et une balle coupa en sifflant la plume qui s’arrondissait sur son chapeau.

Presque en même temps, et comme si le feu du premier coup eût servi à éclairer l’autre, un second coup retentit, et une seconde balle vint trouer la tête du cheval de de Guiche, un peu au-dessous de l’oreille.

L’animal tomba.

Ces deux coups, venant d’une direction tout opposée à celle dans laquelle il s’attendait à trouver de Wardes, frappèrent de Guiche de surprise ; mais, comme c’était un homme d’un grand sang-froid, il calcula sa chute, mais non pas si bien, cependant, que le bout de sa botte ne se trouvât pris sous son cheval.

Heureusement, dans son agonie, l’animal fit un mouvement, et de Guiche put dégager sa jambe moins pressée.

De Guiche se releva, se tâta ; il n’était point blessé.

Du moment où il avait senti le cheval faiblir, il avait placé ses deux pistolets dans les fontes, de peur que la chute ne fît partir un des deux coups et même tous les deux, ce qui l’eût désarmé inutilement.

Une fois debout, il reprit ses pistolets dans ses fontes, et s’avança vers l’endroit où, à la lueur de la flamme, il avait vu apparaître de Wardes. De Guiche s’était, après le premier coup, rendu compte de la manœuvre de son adversaire, qui était on ne peut plus simple.

Au lieu de courir sur de Guiche ou de rester à sa place à l’attendre, de Wardes avait, pendant une quinzaine de pas à peu près, suivi le cercle d’ombre qui le dérobait à la vue de son adversaire, et, au moment où celui-ci lui présentait le flanc dans sa course, il l’avait tiré de sa place, ajustant à l’aise, et servi, au lieu d’être gêné, par le galop du cheval.

On a vu que, malgré l’obscurité, la première balle avait passé à un pouce à peine de la tête de de Guiche.

De Wardes était si sûr de son coup, qu’il avait cru voir tomber de Guiche. Son étonnement fut grand lorsque, au contraire, le cavalier demeura en selle.

Il se pressa pour tirer le second coup, fit un écart de main et tua le cheval.

C’était une heureuse maladresse, si de Guiche demeurait engagé sous l’animal. Avant qu’il eût pu se dégager, de Wardes rechargeait son troisième coup et tenait de Guiche à sa merci.

Mais, tout au contraire, de Guiche était debout et avait trois coups à tirer.

De Guiche comprit la position… Il s’agissait de gagner de Wardes de vitesse. Il prit sa course, afin de le joindre avant qu’il eût fini de recharger son pistolet.

De Wardes le voyait arriver comme une tempête. La balle était juste et résistait à la baguette. Mal charger était s’exposer à perdre un dernier coup. Bien charger était perdre son temps, ou plutôt c’était perdre la vie.

Il fit faire un écart à son cheval.

De Guiche pivota sur lui-même, et, au moment