Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/505

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butiant la princesse, que venaient d’instruire les regards de Manicamp.

— Maintenant, Madame, dit le jeune homme, j’en ai dit assez, je présume, pour engager Votre Altesse à ne pas charger, devant le roi, ce pauvre de Guiche, sur qui vont tomber toutes les inimitiés fomentées par un certain parti très-opposé au vôtre.

— Vous voulez dire, au contraire, ce me semble, que tous ceux qui n’aiment point mademoiselle de La Vallière, et même peut-être quelques-uns de ceux qui l’aiment, en voudront au comte ?

— Oh ! Madame, poussez-vous aussi loin l’obstination, et n’ouvrirez-vous point l’oreille aux paroles d’un ami dévoué. Faut-il que je m’expose à vous déplaire, faut-il que je vous nomme, malgré moi, la personne qui fut la véritable cause de la querelle ?

— La personne ! fit Madame en rougissant.

— Faut-il, continua Manicamp, que je vous montre le pauvre de Guiche irrité, furieux, exaspéré de tous ces bruits qui courent sur cette personne ? Faut-il, si vous vous obstinez à ne pas la reconnaître, et si, moi, le respect continue de m’empêcher de la nommer, faut-il que je vous rappelle les scènes de Monsieur avec milord de Buckingham, les insinuations lancées à propos de cet exil du duc ? Faut-il que je vous retrace les soins du comte à plaire, à observer, à protéger cette personne pour laquelle seule il vit, pour laquelle seule il respire ? Eh bien, je le ferai, et quand je vous aurai rappelé tout cela, peut-être comprendrez-vous que le comte, à bout de patience, harcelé depuis longtemps par de Wardes, au premier mot désobligeant que celui-ci aura prononcé sur cette personne, aura pris feu et respiré la vengeance.

La princesse cacha son visage dans ses mains.

— Monsieur ! monsieur ! s’écria-t-elle, savez-vous bien ce que vous dites là et à qui vous le dites ?

— Alors, Madame, poursuivit Manicamp comme s’il n’eût point entendu les exclamations de la princesse, rien ne vous étonnera plus, ni l’ardeur du comte à chercher cette querelle, ni son adresse merveilleuse à la transporter sur un terrain étranger à vos intérêts. Cela surtout est prodigieux d’habileté et de sang-froid ; et, si la personne pour laquelle le comte de Guiche s’est battu et a versé son sang, en réalité, doit quelque reconnaissance au pauvre blessé, ce n’est vraiment pas pour le sang qu’il a perdu, pour la douleur qu’il a soufferte, mais pour sa démarche à l’endroit d’un honneur qui lui est plus précieux que le sien.

— Oh ! s’écria Madame comme si elle eût été seule ; oh ! ce serait véritablement à cause de moi ?

Manicamp put respirer ; il avait bravement gagné le temps du repos : il respira.

Madame, de son côté, demeura quelque temps plongée dans une rêverie douloureuse. On devinait son agitation aux mouvements précipités de son sein, à la langueur de ses yeux, aux pressions fréquentes de sa main sur son cœur.

Mais, chez elle, la coquetterie n’était pas une passion inerte ; c’était, au contraire, un feu qui cherchait des aliments et qui les trouvait.

— Alors, dit-elle, le comte aura obligé deux personnes à la fois, car M. de Bragelonne aussi doit à M. de Guiche une grande reconnaissance ; d’autant plus grande, que, partout et toujours, mademoiselle de La Vallière passera pour avoir été défendue par ce généreux champion.

Manicamp comprit qu’il demeurait un reste de doute dans le cœur de la princesse, et son esprit s’échauffa par la résistance.

— Beau service, en vérité, dit-il, que celui qu’il a rendu à mademoiselle de La Vallière ! beau service que celui qu’il a rendu à M. de Bragelonne ! Le duel a fait un éclat qui déshonore à moitié cette jeune fille, un éclat qui la brouille nécessairement avec le vicomte. Il en résulte que le coup de pistolet de M. de Wardes a eu trois résultats au lieu d’un : il tue à la fois l’honneur d’une femme, le bonheur d’un homme, et peut-être, en même temps, a-t-il blessé à mort un des meilleurs gentilshommes de France ! Ah ! Madame, votre logique est bien froide : elle condamne toujours, elle n’absout jamais.

Les derniers mots de Manicamp battirent en brèche le dernier doute demeuré non pas dans le cœur, mais dans l’esprit de Madame. Ce n’était plus ni une princesse avec ses scrupules ni une femme avec ses soupçonneux retours, c’était un cœur qui venait de sentir le froid profond d’une blessure.

— Blessé à mort ! murmura-t-elle d’une voix haletante ; oh ! monsieur de Manicamp, n’avez-vous pas dit blessé à mort ?

Manicamp ne répondit que par un profond soupir.

— Ainsi donc, vous dites que le comte est dangereusement blessé ? continua la princesse.

— Eh ! Madame, il a une main brisée et une balle dans la poitrine.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! reprit la princesse avec l’excitation de la fièvre, c’est affreux, monsieur de Manicamp ! Une main brisée, dites-vous ? une balle dans la poitrine, mon Dieu ! Et c’est ce lâche, ce misérable, c’est cet assassin de de Wardes qui a fait cela ? Décidément, le ciel n’est pas juste.

Manicamp paraissait en proie à une violente émotion. Il avait, en effet, déployé beaucoup d’énergie dans la dernière partie de son plaidoyer.

Quant à Madame, elle n’en était plus à calculer les convenances ; lorsque chez elle la passion parlait, colère ou sympathie, rien n’en arrêtait plus l’élan.

Madame s’approcha de Manicamp, qui venait de se laisser tomber sur un siège, comme si la douleur était une assez puissante excuse à commettre une infraction aux lois de l’étiquette.

— Monsieur, dit-elle en lui prenant la main, soyez franc.

Manicamp releva la tête.

— M. de Guiche, continua Madame, est-il en danger de mort ?

— Deux fois, madame, dit-il : d’abord, à cause de l’hémorragie qui s’est déclarée, une artère ayant été offensée à la main ; ensuite, à cause