Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/543

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de pareilles impatiences, je découvre à toute ma cour un cœur qui ne s’appartient plus à lui-même. Ne dit-on pas déjà trop que je rêve la conquête du monde, mais qu’auparavant je devrais commencer par faire la conquête de moi-même ?

— Ceux qui disent cela, sire, sont des impertinents et des factieux ; mais, quels qu’ils soient, si Votre Majesté préfère les écouter, je n’ai plus rien à dire. Alors, le jour de demain se recule à des époques indéterminées.

— De Saint-Aignan, je sortirai ce soir… Ce soir, j’irai coucher à Saint-Germain aux flambeaux ; j’y déjeunerai demain et serai de retour à Paris vers les trois heures. Est-ce cela ?

— Tout à fait.

— Alors je partirai ce soir pour huit heures.

— Votre Majesté a deviné la minute.

— Et tu ne veux rien me dire ?

— C’est-à-dire que je ne puis rien vous dire. L’industrie est pour quelque chose dans ce monde, sire ; cependant le hasard y joue un si grand rôle, que j’ai l’habitude de lui laisser toujours la part la plus étroite, certain qu’il s’arrangera de manière à prendre toujours la plus large.

— Allons, je m’abandonne à toi.

— Et vous avez raison.

Réconforté de la sorte, le roi s’en alla tout droit chez Madame, où il annonça la promenade projetée.

Madame crut à l’instant même voir, dans cette partie improvisée, un complot du roi pour entretenir La Vallière, soit sur la route, à la faveur de l’obscurité, soit autrement ; mais elle se garda bien de rien manifester à son beau-frère, et accepta l’invitation le sourire sur les lèvres.

Elle donna, tout haut, des ordres pour que ses filles d’honneur la suivissent, se réservant de faire le soir ce qui lui paraîtrait le plus propre à contrarier les amours de Sa Majesté.

Puis, lorsqu’elle fut seule et que le pauvre amant qui avait donné cet ordre pût croire que mademoiselle de La Vallière serait de la promenade, au moment peut-être où il se repaissait en idée de ce triste bonheur des amants persécutés, qui est de réaliser, par la seule vue, toutes les joies de la possession interdite, en ce moment même, Madame, au milieu de ses filles d’honneur, disait :

— J’aurai assez de deux demoiselles ce soir : mademoiselle de Tonnay-Charente et mademoiselle de Montalais.

La Vallière avait prévu le coup, et, par conséquent, s’y attendait ; mais la persécution l’avait rendue forte. Elle ne donna point à Madame la joie de voir sur son visage l’impression du coup qu’elle recevait au cœur.

Au contraire, souriant avec cette ineffable douceur qui donnait un caractère angélique à sa physionomie :

— Ainsi, Madame, me voilà libre ce soir ? dit-elle.

— Oui, sans doute.

— J’en profiterai pour avancer cette tapisserie que Son Altesse a bien voulu remarquer, et que, d’avance, j’ai eu l’honneur de lui offrir.

Et, ayant fait une respectueuse révérence, elle se retira chez elle.

Mesdemoiselles de Montalais et de Tonnay-Charente en firent autant.

Le bruit de la promenade sortit avec elles de la chambre de Madame et se répandit par tout le château. Dix minutes après, Malicorne savait la résolution de Madame et faisait passer sous la porte de Montalais un billet conçu en ces termes :

« Il faut que L. V. passe la nuit avec Madame. »

Montalais, selon les conventions faites, commença par brûler le papier, puis se mit à réfléchir.

Montalais était une fille de ressources, et elle eut bientôt arrêté son plan.

À l’heure où elle devait se rendre chez Madame, c’est-à-dire vers cinq heures, elle traversa le préau tout courant, et, arrivée à dix pas d’un groupe d’officiers, poussa un cri, tomba gracieusement sur un genou, se releva et continua son chemin, mais en boitant.

Les gentilshommes accoururent à elle pour la soutenir. Montalais s’était donné une entorse.

Elle n’en voulut pas moins, fidèle à son devoir, continuer son ascension chez Madame.

— Qu’y a-t-il, et pourquoi boitez-vous ? lui demanda celle-ci ; je vous prenais pour La Vallière.

Montalais raconta comment, en courant pour venir plus vite, elle s’était tordu le pied.

Madame parut la plaindre et voulut faire venir, à l’instant même, un chirurgien.

Mais elle, assurant que l’accident n’avait rien de grave :

— Madame, dit-elle, je m’afflige seulement de manquer à mon service, et j’eusse voulu prier mademoiselle de La Vallière de me remplacer près de Votre Altesse…

Madame fronça le sourcil.

— Mais je n’en ai rien fait, continua Montalais.

— Et pourquoi n’en avez-vous rien fait ? demanda Madame.

— Parce que la pauvre La Vallière paraissait si heureuse d’avoir sa liberté pour un soir et pour une nuit, que je ne me suis pas senti le courage de la mettre en service à ma place.

— Comment, elle est joyeuse à ce point ? demanda Madame frappée de ces paroles.

— C’est-à-dire qu’elle en est folle ; elle chantait, elle toujours si mélancolique. Au reste, Votre Altesse sait qu’elle déteste le monde, et que son caractère contient un grain de sauvagerie.

— Oh ! oh ! pensa Madame, cette grande gaieté ne me paraît pas naturelle, à moi.

— Elle a déjà fait ses préparatifs, continua Montalais pour dîner chez elle, en tête-à-tête avec un de ses livres chéris. Et puis, d’ailleurs, Votre Altesse a six autres demoiselles qui seront bien heureuses de l’accompagner ; aussi n’ai-je pas même fait ma proposition à mademoiselle de La Vallière.

Madame se tut.

— Ai-je bien fait ? continua Montalais avec un léger serrement de cœur, en voyant si mal réussir cette ruse de guerre sur laquelle elle avait si