Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/559

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jesté est trop sage et trop bonne pour ne pas bien faire tout ce qu’elle fait.

— Je vous alléguai, je crois, cette raison, que le roi de France ne vous avait pas rappelé ?

— Oui, sire, vous m’avez, en effet, répondu cela.

— Eh bien, j’ai réfléchi, monsieur de Bragelonne ; si le roi, en effet, ne vous a pas fixé le retour, il m’a recommandé de vous rendre agréable le séjour de l’Angleterre ; or, puisque vous me demandiez à partir, c’est que le séjour de l’Angleterre ne vous était pas agréable ?

— Je n’ai pas dit cela, sire.

— Non ; mais votre demande signifiait au moins, dit le roi, qu’un autre séjour vous serait plus agréable que celui-ci.

En ce moment, Raoul se tourna vers la porte contre le chambranle de laquelle miss Graffton était appuyée pâle et défaite.

Son autre bras était posé sur le bras de Buckingham.

— Vous ne répondez pas, poursuivit Charles ; le proverbe français est positif  : « Qui ne dit mot consent. » Eh bien, monsieur de Bragelonne, je me vois en mesure de vous satisfaire ; vous pouvez, quand vous voudrez, partir pour la France, je vous y autorise.

— Sire !… s’écria Raoul.

— Oh ! murmura Mary en étreignant le bras de Buckingham.

— Vous pouvez être ce soir à Douvres, continua le roi ; la marée monte à deux heures du matin.

Raoul, stupéfait, balbutia quelques mots qui tenaient le milieu entre le remercîment et l’excuse.

— Je vous dis donc adieu, monsieur de Bragelonne, et vous souhaite toutes sortes de prospérités, dit le roi en se levant ; vous me ferez le plaisir de garder, en souvenir de moi, ce diamant, que je destinais à une corbeille de noces.

Miss Graffton semblait près de défaillir.

Raoul reçut le diamant ; en le recevant, il sentait ses genoux trembler.

Il adressa quelques compliments au roi, quelques compliments à miss Stewart, et chercha Buckingham pour lui dire adieu.

Le roi profita de ce moment pour disparaître.

Raoul trouva le duc occupé à relever le courage de miss Graffton.

— Dites-lui de rester, Mademoiselle, je vous en supplie, murmurait Buckingham.

— Je lui dis de partir, répondit miss Graffton en se ranimant ; je ne suis pas de ces femmes qui ont plus d’orgueil que de cœur ; si on l’aime en France, qu’il retourne en France, et qu’il me bénisse, moi qui lui aurai conseillé d’aller trouver son bonheur. Si, au contraire, on ne l’aime plus, qu’il revienne, je l’aimerai encore, et son infortune ne l’aura point amoindri à mes yeux. Il y a dans les armes de ma maison ce que Dieu a gravé dans mon cœur  :

Habenti parum, egenti cuncta.

« Aux riches peu, aux pauvres tout. »

— Je doute, ami, dit Buckingham, que vous trouviez là-bas l’équivalent de ce que vous laissez ici.

— Je crois ou du moins j’espère, dit Raoul d’un air sombre, que ce que j’aime est digne de moi ; mais, s’il est vrai que j’ai un indigne amour, comme vous avez essayé de me le faire entendre, monsieur le duc, je l’arracherai de mon cœur, dussé-je arracher mon cœur avec l’amour.

Mary Graffton leva les yeux sur lui avec une expression d’indéfinissable pitié.

Raoul sourit tristement.

— Mademoiselle, dit-il, le diamant que le roi me donne était destiné à vous, laissez-moi vous l’offrir ; si je me marie en France, vous me le renverrez ; si je ne me marie pas, gardez-le.

Et, saluant, il s’éloigna.

— Que veut-il dire ? pensa Buckingham, tandis que Raoul serrait respectueusement la main glacée de miss Mary.

Miss Mary comprit le regard que Buckingham fixait sur elle.

— Si c’était une bague de fiançailles, dit-elle, je ne l’accepterais point.

— Vous lui offrez cependant de revenir à vous.

— Oh ! duc, s’écria la jeune fille avec des sanglots, une femme comme moi n’est jamais prise pour consolation par un homme comme lui.

— Alors, vous pensez qu’il ne reviendra pas ?

— Jamais, dit miss Graffton d’une voix étranglée.

— Eh bien, je vous dis, moi, qu’il trouvera là-bas son bonheur détruit, sa fiancée perdue… son honneur même entamé… Que lui restera-t-il donc qui vaille votre amour ? Oh ! dites, Mary, vous qui vous connaissez vous-même !

Miss Graffton posa sa blanche main sur le bras de Buckingham, et, tandis que Raoul fuyait dans l’allée des tilleuls avec une rapidité vertigineuse, elle chanta d’une voix mourante ces vers de Roméo et Juliette.


Il faut partir et vivre,
Ou rester et mourir.


Lorsqu’elle acheva le dernier mot, Raoul avait disparu.

Miss Graffton rentra chez elle, plus pâle et plus silencieuse qu’une ombre.

Buckingham profita du courrier qui était venu apporter la lettre au roi pour écrire à Madame et au comte de Guiche.

Le roi avait parlé juste. À deux heures du matin, la marée était haute, et Raoul s’embarquait pour la France.


CLXXVIII

SAINT-AIGNAN SUIT LE CONSEIL DE MALICORNE


Le roi surveillait ce portrait de La Vallière avec un soin qui venait autant du désir de la voir ressemblante que du dessein de faire durer ce portrait longtemps.

Il fallait le voir suivant le pinceau, attendre l’achèvement d’un plan ou le résultat d’une teinte, et conseiller au peintre diverses modifica-