Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/56

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sieur le comte, dit Charles ; il a fallu que ce fût le hasard qui me rapprochât de vous. Hélas ! ne devrais-je pas avoir près de moi les gens que j’aime et que j’honore, tandis que j’en suis réduit à conserver leurs services dans mon cœur et leurs noms dans ma mémoire, si bien que sans votre serviteur, qui a reconnu le mien, je passais devant votre porte comme devant celle d’un étranger.

— C’est vrai, dit Athos, répondant avec la voix à la première partie de la phrase du prince, et avec un salut à la seconde ; c’est vrai, Votre Majesté a vu de bien mauvais jours.

— Et les plus mauvais, hélas ! répondit Charles, sont peut-être encore à venir.

— Sire, espérons !…

— Comte, comte ! continua Charles en secouant la tête, j’ai espéré jusqu’à hier soir, et c’était d’un bon chrétien, je vous le jure.

Athos regarda le roi comme pour l’interroger.

— Oh ! l’histoire est facile à raconter, dit Charles II : proscrit, dépouillé, dédaigné, je me suis résolu, malgré toutes mes répugnances, à tenter une dernière fois la fortune. N’est-il pas écrit là-haut que, pour notre famille, tout bonheur et tout malheur viennent éternellement de la France ! Vous en savez quelque chose, vous, Monsieur, qui êtes un des Français que mon malheureux père trouva au pied de son échafaud le jour de sa mort, après les avoir trouvés à sa droite les jours de bataille.

— Sire, dit modestement Athos, je n’étais pas seul, et mes compagnons et moi avons fait, dans cette circonstance, notre devoir de gentilshommes, et voilà tout. Mais Votre Majesté allait me faire l’honneur de me raconter…

— C’est vrai. J’avais la protection, pardon de mon hésitation, comte, mais pour un Stuart, vous comprendrez cela, vous qui comprenez toutes choses, le mot est dur à prononcer ; j’avais, dis-je, la protection de mon cousin le stathouder de Hollande ; mais, sans l’intervention, ou tout au moins sans l’autorisation de la France, le stathouder ne veut pas prendre d’initiative. Je suis donc venu demander cette autorisation au roi de France, qui m’a refusé.

— Le roi vous a refusé, sire ?

— Oh ! pas lui : toute justice doit être rendue à mon jeune frère Louis ; mais M. de Mazarin.

Athos se mordit les lèvres.

— Vous trouvez peut-être que j’eusse dû m’attendre à ce refus, dit le roi, qui avait remarqué le mouvement.

— C’était en effet ma pensée, sire, répliqua respectueusement le comte ; je connais cet Italien de longue main.

— Alors j’ai résolu de pousser la chose à bout et de savoir tout de suite le dernier mot de ma destinée ; j’ai dit à mon frère Louis que, pour ne compromettre ni la France ni la Hollande, je tenterais la fortune moi-même en personne, comme j’ai déjà fait, avec deux cents gentilshommes, s’il voulait me les donner, et un million, s’il voulait me le prêter.

— Eh bien, sire ?

— Eh bien, Monsieur, j’éprouve en ce moment quelque chose d’étrange, c’est la satisfaction du désespoir. Il y a dans certaines âmes, et la mienne est de ce nombre, une satisfaction réelle dans cette assurance que tout est perdu et que l’heure est enfin venue de succomber.

— Oh ! j’espère, dit Athos, que Votre Majesté n’en est point encore arrivée à cette extrémité.

— Pour me dire cela, monsieur le comte, pour essayer de raviver l’espoir dans mon cœur, il faut que vous n’ayez pas bien compris ce que je viens de vous dire. Je suis venu à Blois, comte, pour demander à mon frère Louis l’aumône d’un million avec lequel j’avais l’espérance de rétablir mes affaires, et mon frère Louis m’a refusé. Vous voyez donc bien que tout est perdu.

— Votre Majesté me permettra-t-elle de lui répondre par un avis contraire ?

— Comment, comte, vous me prenez pour un esprit vulgaire, à ce point que je ne sache pas envisager ma position ?

— Sire, j’ai toujours vu que c’était dans les positions désespérées qu’éclatent tout à coup les grands revirements de fortune.

— Merci, comte ; il est beau de retrouver des cœurs comme le vôtre, c’est-à-dire assez confiants en Dieu et dans la monarchie pour ne jamais désespérer d’une fortune royale, si bas qu’elle soit tombée. Malheureusement, vos paroles, cher comte, sont comme ces remèdes que l’on dit souverains et qui cependant, ne pouvant guérir que les plaies guérissables, échouent contre la mort. Merci de votre persévérance à me consoler, comte ; merci de votre souvenir dévoué, mais je sais à quoi m’en tenir. Rien ne me sauvera maintenant. Et tenez, mon ami, j’étais si bien convaincu, que je prenais la route de l’exil avec mon vieux Parry ; je retournais savourer mes poignantes douleurs dans ce petit ermitage que m’offre la Hollande. Là, croyez-moi, comte, tout sera bientôt fini, et la mort viendra vite ; elle est appelée si souvent par ce corps que ronge l’âme et par cette âme qui aspire aux cieux !

— Votre Majesté a une mère, une sœur, des frères ; Votre Majesté est le chef de la famille, elle doit donc demander à Dieu une longue vie au lieu de lui demander une prompte mort. Votre Majesté est proscrite, fugitive, mais elle a son droit pour elle ; elle doit donc aspirer aux combats, aux dangers, aux affaires, et non pas au repos des cieux.

— Comte, dit Charles II avec un sourire d’indéfinissable tristesse, avez-vous entendu dire jamais qu’un roi ait reconquis son royaume avec un serviteur de l’âge de Parry et avec trois cents écus que ce serviteur porte dans sa bourse ?

— Non, sire ; mais j’ai entendu dire, et même plus d’une fois, qu’un roi détrôné reprit son royaume avec une volonté ferme, de la persévérance, des amis et un million de francs habilement employés.

— Mais vous ne m’avez donc pas compris ? Ce million, je l’ai demandé à mon frère Louis, qui me l’a refusé.

— Sire, dit Athos, Votre Majesté veut-elle m’accorder quelques minutes encore à écouter attentivement ce qui me reste à lui dire ?

Charles II regarda fixement Athos.

— Volontiers, Monsieur, dit-il.