Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/565

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— Je n’y suis pas mal, pensa Aramis.

— Voulez-vous, continua la duchesse, que je demande pour vous, au roi, la succession du franciscain ?

— Oh ! duchesse !

— Vous l’avez peut-être ? dit-elle.

— Non, sur ma parole !

— Eh bien, je puis vous rendre ce service.

— Pourquoi ne l’avez-vous pas rendu à M. de Laicques, duchesse ? C’est un homme plein de talent et que vous aimez.

— Oui, certes ; mais cela ne s’est pas trouvé. Enfin, répondez, Laicques ou pas Laicques, voulez-vous ?

— Duchesse, non, merci !

Elle se tut.

— Il est nommé, pensa-t-elle.

— Si vous me refusez ainsi, reprit madame de Chevreuse, ce n’est pas m’enhardir à vous demander pour moi.

— Oh ! demandez, demandez.

— Demander !… Je ne le puis, si vous n’avez pas le pouvoir de m’accorder.

— Si peu que je puisse, demandez toujours.

— J’ai besoin d’une somme d’argent pour faire réparer Dampierre.

— Ah ! répliqua Aramis froidement, de l’argent ?… Voyons, duchesse, combien serait-ce ?

— Oh ! une somme ronde.

— Tant pis ! Vous savez que je ne suis pas riche ?

— Vous, non ; mais l’ordre. Si vous eussiez été général…

— Vous savez que je ne suis pas général ?

— Alors, vous avez un ami qui, lui, doit être riche : M. Fouquet.

— M. Fouquet ? Madame, il est plus qu’à moitié ruiné.

— On le disait, et je ne voulais pas le croire.

— Pourquoi, duchesse ?

— Parce que j’ai du cardinal Mazarin quelques lettres, c’est-à-dire Laicques les a, qui établissent des comptes étranges.

— Quels comptes ?

— C’est à propos de rentes vendues, d’emprunts faits, je ne me souviens plus bien. Toujours est-il que le sous-intendant, d’après des lettres signées Mazarin, aurait puisé une trentaine de millions dans les coffres de l’État. Le cas est grave.

Aramis enfonça ses ongles dans sa main.

— Quoi ! dit-il, vous avez des lettres semblables et vous n’en avez pas fait part à M. Fouquet ?

— Ah ! répliqua la duchesse, ces sortes de choses sont des réserves que l’on garde. Le jour du besoin venu, on les tire de l’armoire.

— Et le jour du besoin est venu ? dit Aramis.

— Oui, mon cher.

— Et vous allez montrer ces lettres à M. Fouquet ?

— J’aime mieux vous en parler à vous.

— Il faut que vous ayez bien besoin d’argent, pauvre amie, pour penser à ces sortes de choses, vous qui teniez en si piètre estime la prose de M. de Mazarin.

— J’ai, en effet, besoin d’argent.

— Et puis, continua Aramis d’un ton froid, vous avez dû vous faire peine à vous-même en recourant à cette ressource. Elle est cruelle.

— Oh ! si j’eusse voulu faire le mal et non le bien, dit madame de Chevreuse, au lieu de demander au général de l’ordre ou à M. Fouquet les cinq cent mille livres dont j’ai besoin…

— Cinq cent mille livres !

— Pas davantage. Trouvez-vous que ce soit beaucoup ? Il faut cela, au moins, pour réparer Dampierre.

— Oui, Madame.

— Je dis donc qu’au lieu de demander cette somme, j’eusse été trouver mon ancienne amie, la reine mère ; les lettres de son époux, le signor Mazarini, m’eussent servi d’introduction, et je lui eusse demande cette bagatelle en lui disant : « Madame, je veux avoir l’honneur de recevoir Votre Majesté à Dampierre ; permettez-moi de mettre Dampierre en état. »

Aramis ne répliqua pas un mot.

— Eh bien, dit-elle, à quoi songez-vous ?

— Je fais des additions, dit Aramis.

— Et M. Fouquet fait des soustractions. Moi, j’essaye de multiplier. Les beaux calculateurs que nous sommes ! comme nous pourrions nous entendre ?

— Voulez-vous me permettre de réfléchir ? dit Aramis.

— Non… Pour une semblable ouverture, entre gens comme nous, c’est oui ou non qu’il faut répondre, et cela tout de suite.

— C’est un piège, pensa l’évêque ; il est impossible qu’une pareille femme soit écoutée d’Anne d’Autriche.

— Eh bien ? fit la duchesse.

— Eh bien, Madame, je serais fort surpris si M. Fouquet pouvait disposer de cinq cent mille livres à cette heure.

— Il n’en faut donc plus parler, dit la duchesse, et Dampierre se restaurera comme il pourra.

— Oh ! vous n’êtes pas, je suppose, embarrassée à ce point ?

— Non, je ne suis jamais embarrassée.

— Et la reine fera certainement pour vous, continua l’évêque, ce que le surintendant ne peut faire.

— Oh ! mais oui… Dites-moi, vous ne voulez pas, par exemple, que je parle moi-même à M. Fouquet de ces lettres ?

— Vous ferez, à cet égard, duchesse, tout ce qu’il vous plaira ; mais M. Fouquet se sent ou ne se sent pas coupable ; s’il l’est, je le sais assez fier pour ne pas l’avouer ; s’il ne l’est pas, il s’offensera fort de cette menace.

— Vous raisonnez toujours comme un ange.

Et la duchesse se leva.

— Ainsi, vous allez dénoncer M. Fouquet à la reine ? dit Aramis.

— Dénoncer ?… Oh ! le vilain mot. Je ne dénoncerai pas, mon cher ami ; vous savez trop bien la politique pour ignorer comment ces choses-là s’exécutent ; je prendrai parti contre M. Fouquet, voilà tout.

— C’est juste.

— Et, dans une guerre de parti, une arme est une arme.

— Sans doute.