Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/568

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— Oui, Madame.

— Et vous aspirez à devenir surintendant ?…

— Madame !

— Ne niez pas ; cela ferait longueur dans notre conversation : c’est inutile.

— Cependant, Madame, si plein de bonne volonté, de politesse même, que je sois envers une dame de votre mérite, rien ne me fera confesser que je cherche à supplanter mon supérieur.

— Je ne vous ai point parlé de supplanter, monsieur Colbert. Est-ce que, par hasard, j’aurais prononcé ce mot ? Je ne crois pas. Le mot remplacer est moins agressif et plus convenable grammaticalement, comme disait M. de Voiture. Je prétends donc que vous aspirez à remplacer M. Fouquet.

— La fortune de M. Fouquet, Madame, est de celles qui résistent. M. le surintendant joue, dans ce siècle, le rôle du colosse de Rhodes : les vaisseaux passent au-dessous de lui et ne le renversent pas.

— Je me fusse servie précisément de cette comparaison. Oui, M. Fouquet joue le rôle du colosse de Rhodes ; mais je me souviens d’avoir ouï raconter à M. Conrart… un académicien, je crois… que, le colosse de Rhodes étant tombé, le marchand qui l’avait fait jeter bas… un simple marchand, monsieur Colbert… fit charger quatre cents chameaux de ses débris. Un marchand ! c’est bien moins fort qu’un intendant des finances.

— Madame, je puis vous assurer que je ne renverserai jamais M. Fouquet.

— Eh bien, monsieur Colbert, puisque vous vous obstinez à faire de la sensibilité avec moi, comme si vous ignoriez que je m’appelle madame de Chevreuse, et que je suis vieille, c’est-à-dire que vous avez affaire à une femme qui a fait de la politique avec M. de Richelieu et qui n’a plus de temps à perdre ; comme, dis-je, vous commettez cette imprudence, je m’en vais aller trouver des gens plus intelligents et plus pressés de faire fortune.

— En quoi, Madame, en quoi ?

— Vous me donnez une pauvre idée des négociations d’aujourd’hui, Monsieur. Je vous jure bien que, si, de mon temps, une femme fut allée trouver M. de Cinq-Mars, qui pourtant n’était pas un grand esprit ; je vous jure que, si elle lui eût dit sur le cardinal ce que je viens de vous dire sur M. Fouquet, M. de Cinq-Mars, à l’heure qu’il est, eût déjà mis les fers au feu.

— Allons, Madame, allons, un peu d’indulgence.

— Ainsi, vous voulez bien consentir à remplacer M. Fouquet ?

— Si le roi congédie M. Fouquet, oui, certes.

— Encore une parole de trop ; il est bien évident que, si vous n’avez pas encore fait chasser M. Fouquet, c’est que vous n’avez pas pu le faire. Aussi, je ne serais qu’une sotte pécore, si, venant à vous, je ne vous apportais pas ce qui vous manque.

— Je suis désolé d’insister, Madame, dit Colbert après un silence qui avait permis à la duchesse de sonder toute la profondeur de sa dissimulation ; mais je dois vous prévenir que, depuis six ans, dénonciations sur dénonciations se succèdent contre M. Fouquet, sans que jamais l’assiette de M. le surintendant ait été déplacée.

— Il y a temps pour tout, monsieur Colbert ; ceux qui ont fait ces dénonciations ne s’appelaient pas madame de Chevreuse, et ils n’avaient pas de preuves équivalentes à six lettres de M. de Mazarin, établissant le délit dont il s’agit.

— Le délit ?

— Le crime, s’il vous plaît mieux.

— Un crime ! Commis par M. Fouquet ?

— Rien que cela… Tiens, c’est étrange, monsieur Colbert ; vous qui avez la figure froide et peu significative, je vous vois tout illuminé.

— Un crime ?

— Enchantée que cela vous fasse quelque effet.

— Oh ! c’est que le mot renferme tant de choses, Madame.

— Il renferme un brevet de surintendant des finances pour vous, et une lettre d’exil ou de Bastille pour M. Fouquet.

— Pardonnez-moi, madame la duchesse, il est presque impossible que M. Fouquet soit exilé ; emprisonné, disgracié, c’est déjà tant !

— Oh ! je sais ce que je dis, repartit froidement madame de Chevreuse. Je ne vis pas tellement éloignée de Paris, que je ne sache ce qui s’y passe. Le roi n’aime pas M. Fouquet, et il perdra volontiers M. Fouquet, si on lui en donne l’occasion.

— Il faut que l’occasion soit bonne.

— Assez bonne. Aussi, c’est une occasion que j’évalue à cinq cent mille livres.

— Comment cela ? dit Colbert.

— Je veux dire, Monsieur, que, tenant cette occasion dans mes mains, je ne la ferai passer dans les vôtres que moyennant un retour de cinq cent mille livres.

— Très-bien, Madame, je comprends. Mais, puisque vous venez de fixer un prix à la vente, voyons la valeur vendue.

— Oh ! la moindre chose : six lettres, je vous l’ai dit, de M. de Mazarin ; des autographes qui ne seraient pas trop chers, assurément, s’ils établissaient d’une façon irrécusable que M. Fouquet avait détourné de grosses sommes pour se les approprier.

— D’une façon irrécusable ? dit Colbert les yeux brillants de joie.

— Irrécusable ! Voulez-vous lire les lettres ?

— De tout cœur ! La copie, bien entendu.

— Bien entendu, oui.

Madame la duchesse tira de son sein une petite liasse aplatie par le corset de velours :

— Lisez, dit-elle.

Colbert se jeta avidement sur ces papiers et les dévora.

— À merveille ! dit-il.

— C’est assez net, n’est-ce pas ?

— Oui, Madame, oui ; M. de Mazarin aurait remis de l’argent à M. Fouquet, lequel aurait gardé cet argent ; mais quel argent ?

— Ah ! voilà, quel argent ? Si nous traitons ensemble, je joindrai à ses lettres une septième, qui vous donnera les derniers renseignements.

Colbert réfléchit.