Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/596

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tellement sérieux, que je pusse croire m’adresser toujours à ton cœur… Mais c’est impossible.

— Je vous dis que j’aime éperdument Louise.

D’Artagnan lut avec ses yeux au fond du cœur de Raoul.

— Impossible, te dis-je… Tu es comme tous les jeunes gens ; tu n’es pas amoureux, tu es fou.

— Eh bien, quand il n’y aurait que cela ?

— Jamais homme sage n’a fait dévier une cervelle d’un crâne qui tourne. J’y ai perdu mon latin cent fois en ma vie. Tu m’écouterais, que tu ne m’entendrais pas ; tu m’entendrais, que tu ne me comprendrais pas ; tu me comprendrais, que tu ne m’obéirais pas.

— Oh ! essayez, essayez !

— Je dis plus : si j’étais assez malheureux pour savoir quelque chose et assez bête pour t’en faire part… Tu es mon ami, dis-tu ?

— Oh ! oui.

— Eh bien, je me brouillerais avec toi. Tu ne me pardonnerais jamais d’avoir détruit ton illusion, comme on dit en amour.

— Monsieur d’Artagnan, vous savez tout ; vous me laissez dans l’embarras, dans le désespoir, dans la mort ! C’est affreux !

— La ! la !

— Je ne crie jamais, vous le savez. Mais, comme mon père et Dieu ne me pardonneraient jamais de m’être cassé la tête d’un coup de pistolet, eh bien, je vais aller me faire conter ce que vous me refusez par le premier venu ; je lui donnerai un démenti…

— Et tu le tueras ? la belle affaire ! Tant mieux ! Qu’est-ce que cela me fait à moi ? Tue, mon garcon, tue, si cela peut te faire plaisir. C’est comme pour les gens qui ont mal aux dents ; ils me disent : « Oh ! que je souffre ! Je mordrais dans du fer. » Je leur dis : « Mordez, mes amis, mordez ! la dent y restera. »

— Je ne tuerai pas, Monsieur, dit Raoul d’un air sombre.

— Oui, oh ! oui, vous prenez de ces airs-là, vous autres, aujourd’hui. Vous vous ferez tuer, n’est-ce pas ? Ah ! que c’est joli ! et comme je te regretterai, par exemple ! Comme je dirai toute la journée : « C’était un fier niais, que le petit Bragelonne ! une double brute ! J’avais passé ma vie à lui faire tenir proprement une épée, et ce drôle est allé se faire embrocher comme un oiseau. » Allez, Raoul, allez vous faire tuer, mon ami. Je ne sais pas qui vous a appris la logique ; mais, Dieu me damne ! comme disent les Anglais, celui-là, Monsieur a volé l’argent de votre père.

Raoul, silencieux, enfonça sa tête dans ses mains et murmura :

— On n’a pas d’amis, non !

— Ah bah ! dit d’Artagnan.

— On n’a que des railleurs ou des indifférents.

— Sornettes ! Je ne suis pas un railleur, tout Gascon que je suis. Et indifférent ! Si je l’étais, il y a un quart d’heure déjà que je vous aurais envoyé à tous les diables ; car vous rendriez triste un homme fou de joie, et mort un homme triste. Comment, jeune homme, vous voulez que j’aille vous dégoûter de votre amoureuse, et vous apprendre à exécrer les femmes, qui sont l’honneur et la félicité de la vie humaine ?

— Monsieur, dites, dites, et je vous bénirai !

— Eh ! mon cher, croyez-vous, par hasard, que je me suis fourré dans la cervelle toutes les affaires du menuisier et du peintre, de l’escalier et du portrait, et cent mille autres contes à dormir debout ?

— Un menuisier ! qu’est-ce que signifie ce menuisier ?

— Ma foi ! je ne sais pas ; on m’a dit qu’il y avait un menuisier qui avait percé un parquet.

— Chez La Vallière ?…

— Ah ! je ne sais pas où.

— Chez le roi ?

— Bon ! Si c’était chez le roi, j’irais vous le dire, n’est-ce pas ?

— Chez qui, alors ?

— Voilà une heure que je me tue à vous répéter que je l’ignore.

— Mais le peintre, alors ? ce portrait ?…

— Il paraîtrait que le roi aurait fait faire le portrait d’une dame de la cour.

— De La Vallière ?

— Eh ! tu n’as que ce nom-là dans la bouche. Qui te parle de La Vallière ?

— Mais, alors, si ce n’est pas d’elle, pourquoi voulez-vous que cela me touche ?

— Je ne veux pas que cela te touche. Mais tu me questionnes, je te réponds. Tu veux savoir la chronique scandaleuse, je te la donne. Fais-en ton profit.

Raoul se frappa le front avec désespoir.

— C’est à en mourir ! dit-il.

— Tu l’as déjà dit.

— Oui, vous avez raison.

Et il fit un pas pour s’éloigner.

— Où vas-tu ? dit d’Artagnan.

— Je vais trouver quelqu’un qui me dira la vérité.

— Qui cela ?

— Une femme.

— Mademoiselle de La Vallière elle-même, n’est-ce pas ? dit d’Artagnan avec un sourire. Ah ! tu as la une fameuse idée ; tu cherchais à être consolé, tu vas l’être tout de suite. Elle ne te dira pas de mal d’elle-même, va.

— Vous vous trompez, Monsieur, répliqua Raoul ; la femme à qui je m’adresserai me dira beaucoup de mal.

— Montalais, je parie ?

— Oui, Montalais.

— Ah ! son amie ? Une femme qui, en cette qualité, exagérera fortement le bien ou le mal. Ne parlez pas à Montalais, mon bon Raoul.

— Ce n’est pas la raison qui vous pousse à m’éloigner de Montalais.

— Eh bien, je l’avoue… Et, de fait, pourquoi jouerais-je avec toi comme le chat avec une pauvre souris ? Tu me fais peine, vrai. Et si je désire que tu ne parles pas à la Montalais, en ce moment, c’est que tu vas livrer ton secret et qu’on en abusera. Attends, si tu peux.

— Je ne peux pas.

— Tant pis ! Vois-tu, Raoul, si j’avais une idée… Mais je n’en ai pas.