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— Je comprends, mais achève : tu ne crois pas que le comte aille à Paris ?

— Non, Monsieur, car alors Grimaud eût manqué à sa parole, il se fût parjuré, ce qui est impossible.

— Ce qui est impossible, répéta d’Artagnan tout à fait rêveur, parce qu’il était tout à fait convaincu. Allons, mon brave Blaisois, merci.

Blaisois s’inclina.

— Voyons, tu sais que je ne suis pas curieux… J’ai absolument affaire de ton maître… ne peux-tu… par un petit bout de mot… toi qui parles si bien, me faire comprendre… Une syllabe seulement… je devinerai le reste.

— Sur ma parole, Monsieur, je ne le pourrais… J’ignore absolument le but du voyage de Monsieur… Quant à écouter aux portes, cela m’est antipathique, et d’ailleurs, c’est défendu ici.

— Mon cher, dit d’Artagnan, voilà un mauvais commencement pour moi. N’importe, tu sais l’époque du retour du comte au moins ?

— Aussi peu, Monsieur, que sa destination.

— Allons, Blaisois, allons, cherche.

— Monsieur doute de ma sincérité ! Ah ! Monsieur me chagrine bien sensiblement !

— Que le diable emporte sa langue dorée ! grommela d’Artagnan. Qu’un rustaud vaut mieux avec une parole !… Adieu !

— Monsieur, j’ai l’honneur de vous présenter mes respects.

— Cuistre ! se dit d’Artagnan. Le drôle est insupportable.

Il donna un dernier coup d’œil à la maison, fit tourner son cheval, et partit comme un homme qui n’a rien dans l’esprit de fâcheux ou d’embarrassé.

Quand il fut au bout du mur et hors de toute vue :

— Voyons, dit-il en respirant brusquement, Athos était-il chez lui ?… Non. Tous ces fainéants qui se croisaient les bras dans la cour eussent été en nage si le maître avait pu les voir. Athos en voyage ?… c’est incompréhensible. Ah bah ! celui-là est mystérieux en diable… Et puis, non, ce n’est pas l’homme qu’il me fallait. J’ai besoin d’un esprit rusé, patient. Mon affaire est à Melun, dans certain presbytère de ma connaissance. Quarante-cinq lieues ! quatre jours et demi ! Allons, il fait beau et je suis libre. Avalons la distance.

Et il mit son cheval au trot, s’orientant vers Paris. Le quatrième jour, il descendait à Melun, selon son désir.

D’Artagnan avait pour habitude de ne jamais demander à personne le chemin ou un renseignement banal. Pour ces sortes de détails, à moins d’erreur très-grave, il s’en fiait à sa perspicacité jamais en défaut, à une expérience de trente ans, et à une grande habitude de lire sur les physionomies des maisons comme sur celles des hommes.

À Melun, d’Artagnan trouva tout de suite le presbytère, charmante maison aux enduits de plâtre sur de la brique rouge, avec des vignes vierges qui grimpaient le long des gouttières, et une croix de pierre sculptée qui surmontait le pignon du toit. De la salle basse de cette maison un bruit, ou plutôt un fouillis de voix, s’échappait comme un gazouillement d’oisillons quand la nichée vient d’éclore sous le duvet. Une de ces voix épelait distinctement les lettres de l’alphabet. Une voix grasse et flûtée tout à la fois sermonnait les bavards et corrigeait les fautes du lecteur.

D’Artagnan reconnut cette voix, et comme la fenêtre de la salle basse était ouverte, il se pencha tout à cheval sous les pampres et les filets rouges de la vigne, et cria :

— Bazin, mon cher Bazin, bonjour !

Un homme court, gros, à la figure plate, au crâne orné d’une couronne de cheveux gris coupés court simulant la tonsure, et recouvert d’une vieille calotte de velours noir, se leva lorsqu’il entendit d’Artagnan. Ce n’est pas se leva qu’il aurait fallu dire, c’est bondit. Bazin bondit en effet et entraîna sa petite chaise basse, que des enfants voulurent relever avec des batailles plus mouvementées que celles des Grecs voulant retirer aux Troyens le corps de Patrocle. Bazin fit plus que bondir, il laissa tomber l’alphabet qu’il tenait et sa férule.

— Vous ! dit-il, vous, monsieur d’Artagnan !

— Oui, moi. Où est Aramis… non pas, M. le chevalier d’Herblay… non, je me trompe encore, M. Le vicaire général ?

— Ah ! Monsieur, dit Bazin avec dignité, Monseigneur est en son diocèse.

— Plaît-il ? fit d’Artagnan.

Bazin répéta sa phrase.

— Ah çà ! mais, Aramis a un diocèse ?

— Oui, Monsieur. Pourquoi pas ?

— Il est donc évêque ?

— Mais d’où sortez-vous donc, dit Bazin assez irrévérencieusement, que vous ignoriez cela ?

— Mon cher Bazin, nous autres païens, nous autres gens d’épée, nous savons bien qu’un homme est colonel, ou mestre de camp, ou maréchal de France ; mais qu’il soit évêque, archevêque ou pape… diable m’emporte ! si la nouvelle nous en arrive avant que les trois quarts de la terre en aient fait leur profit.

— Chut ! chut ! dit Bazin avec de gros yeux, n’allez pas me gâter ces enfants, à qui je tâche d’inculquer de si bons principes.

Les enfants avaient en effet tourné autour de d’Artagnan, dont ils admiraient le cheval, la grande épée, les éperons et l’air martial. Ils admiraient surtout sa grosse voix ; en sorte que, lorsqu’il accentua son juron, toute l’école s’écria : Diable m’emporte ! avec un bruit effroyable de rires, de joies et de trépignements qui combla d’aise le mousquetaire et fit perdre la tête au vieux pédagogue.

— La ! dit-il, taisez-vous donc, marmailles !… La… vous voilà arrivé, monsieur d’Artagnan, et tous mes bons principes s’envolent… Enfin, avec vous, comme d’habitude, le désordre ici… Babel est retrouvée !… Ah ! bon Dieu ! ah ! les enragés !

Et le digne Bazin appliquait à droite et à gauche des horions qui redoublaient les cris de ses écoliers en les faisant changer de nature.

— Au moins, dit-il, vous ne débaucherez plus personne ici.

— Tu crois ? dit d’Artagnan avec un sourire