Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/608

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— Et, poursuivit de Saint-Aignan, vous me l’avez fait entendre de la façon la plus ingénieuse et la plus exquise. Merci, Monsieur, merci !

Porthos se rengorgea.

— Seulement, à présent que je sais tout, souffrez que je vous explique…

Porthos secoua la tête en homme qui ne veut pas entendre ; mais de Saint-Aignan continua :

— Je suis au désespoir, voyez-vous, de tout ce qui arrive ; mais qu’eussiez-vous fait à ma place ? Voyons, entre nous, dites-moi ce que vous eussiez fait ?

Porthos leva la tête.

— Il ne s’agit point de ce que j’eusse fait, jeune homme ; vous avez, dit-il, connaissance des trois griefs, n’est-ce pas ?

— Pour le premier, pour le déménagement, Monsieur, et ici, c’est à l’homme d’esprit et d’honneur que je m’adresse, quand une auguste volonté elle-même me conviait à déménager, devais-je, pouvais-je désobéir ?

Porthos fit un mouvement que de Saint-Aignan ne lui donna pas le temps d’achever.

— Ah ! ma franchise vous touche, dit-il, interprétant le mouvement à sa manière. Vous sentez que j’ai raison.

Porthos ne répliqua rien.

— Je passe à cette malheureuse trappe, poursuivit de Saint-Aignan en appuyant sa main sur le bras de Porthos, cette trappe, cause du mal, moyen du mal ; cette trappe construite pour ce que vous savez. Eh bien, en bonne foi, supposez-vous que ce soit moi qui, de mon plein gré, dans un endroit pareil, aie fait ouvrir une trappe destinée… Oh ! non, vous ne le croyez pas, et, ici encore, vous sentez, vous devinez, vous comprenez, une volonté au-dessus de la mienne. Vous appréciez l’entraînement, je ne parle pas de l’amour, cette folie irrésistible… Mon Dieu !… heureusement, j’ai affaire à un homme plein de cœur de sensibilité ; sans quoi, que de malheur et de scandale sur elle, pauvre enfant !… et sur celui… que je ne veux pas nommer !

Porthos, étourdi, abasourdi par l’éloquence et les gestes de Saint-Aignan, faisait mille efforts pour recevoir cette averse de paroles, auxquelles il ne comprenait pas le plus petit mot, droit et immobile sur son siège ; il y parvint.

De Saint-Aignan, lancé dans sa péroraison, continua, en donnant une action nouvelle à sa voix, une véhémence croissante à son geste :

— Quant au portrait, car je comprends que le portrait est le grief principal ; quant au portrait, voyons, suis-je coupable ? Qui a désiré avoir son portrait ? est-ce moi ? Qui l’aime ? est-ce moi ? Qui la veut ? est-ce moi ?… Qui l’a prise ? est-ce moi ? Non ! mille fois non ! Je sais que M. de Bragelonne doit être désespéré, je sais que ces malheurs-là sont cruels. Tenez, moi aussi, je souffre. Mais pas de résistance possible. Luttera-t-il ? On en rirait. S’il s’obstine seulement, il se perd. Vous me direz que le désespoir est une folie ; mais vous êtes raisonnable, vous, vous m’avez compris. Je vois à votre air grave réfléchi, embarrassé même, que l’importance de la situation vous a frappé. Retournez donc vers M. de Bragelonne ; remerciez-le, comme je l’en remercie moi-même, d’avoir choisi pour intermédiaire un homme de votre mérite. Croyez que, de mon côté, je garderai une reconnaissance éternelle à celui qui a pacifié si ingénieusement si intelligemment notre discorde. Et, puisque le malheur a voulu que ce secret fût à quatre au lieu d’être à trois, eh bien, ce secret, qui peut faire la fortune du plus ambitieux, je me réjouis de le partager avec vous, Monsieur ; je m’en réjouis du fond de l’âme. À partir de ce moment, disposez donc de moi, je me mets à votre merci. Que faut-il que je fasse pour vous ? Que dois-je demander, exiger même ? Parlez, Monsieur, parlez.

Et, selon l’usage familièrement amical des courtisans de cette époque, de Saint-Aignan vint enlacer Porthos et le serrer tendrement dans ses bras.

Porthos se laissa faire avec un flegme inouï.

— Parlez, répéta de Saint-Aignan ; que demandez-vous ?

— Monsieur, dit Porthos, j’ai en bas un cheval ; faites-moi le plaisir de le monter ; il est excellent et ne vous jouera point de mauvais tours.

— Monter à cheval ! pour quoi faire ? demanda de Saint-Aignan avec curiosité.

— Mais, pour venir avec moi où nous attend M. de Bragelonne.

— Ah ! il voudrait me parler, je le conçois ; avoir des détails. Hélas ! c’est bien délicat ! Mais, en ce moment, je ne puis, le roi m’attend.

— Le roi attendra, dit Porthos.

— Mais, où donc m’attend M. de Bragelonne ?

— Aux Minimes, à Vincennes.

— Ah çà ! mais, rions-nous ?

— Je ne crois pas ; moi, du moins.

Et Porthos donna à son visage la rigidité de ses lignes les plus sévères.

— Mais les Minimes, c’est un rendez-vous d’épée, cela ?

— Eh bien?

— Eh bien, qu’ai-je à faire aux Minimes, alors ?

Porthos tira lentement son épée.

— Voici la mesure de l’épée de mon ami, dit-il.

— Corbleu ! cet homme est fou, s’écria de Saint-Aignan.

Le rouge monta aux oreilles de Porthos.

— Monsieur, dit-il, si je n’avais pas l’honneur d’être chez vous, et de servir les intérêts de M. de Bragelonne, je vous jetterais par votre fenêtre ! Ce sera partie remise, et vous ne perdrez rien pour attendre. Venez-vous aux Minimes, Monsieur ?

— Eh !…

— Y venez-vous de bonne volonté ?

— Mais…

— Je vous y porte si vous n’y venez pas ! Prenez garde !

— Basque ! s’écria M. de Saint-Aignan.

Basque entra.

— Le roi appelle M. le comte, dit Basque.

— C’est différent, dit Porthos ; le service du roi avant tout. Nous attendrons là jusqu’à ce soir, Monsieur.

Et, saluant de Saint-Aignan avec sa courtoisie ordinaire, Porthos sortit, enchanté d’avoir arrangé encore une affaire.

De Saint-Aignan le regarda sortir ; puis, re-