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— Va, dit-il à de Saint-Aignan, va trouver Louise, instruis-la de ce qui se trame contre nous ; ne lui laisse pas ignorer que Madame recommence ses persécutions, et qu’elle a mis en campagne des gens qui eussent mieux fait de rester neutres.

— Sire…

— Si Louise s’effraie, continua le roi, rassure-la ; dis-lui que l’amour du roi est un bouclier impénétrable. Si, ce dont j’aime à douter, elle savait tout déjà ou si elle avait subi de son côté quelque attaque, dis-lui bien, de Saint-Aignan, ajouta le roi tout frissonnant de colère et de fièvre, dis-lui bien que, cette fois, au lieu de la défendre, je la vengerai, et cela si sévèrement, que nul, désormais, n’osera lever les yeux jusqu’à elle !

— Est-ce tout, sire ?

— C’est tout. Va vite, et demeure fidèle, toi qui vis au milieu de cet enfer sans avoir comme moi l’espoir du paradis.

Saint-Aignan s’épuisa en protestations de dévouement ; il prit et baisa la main du roi et sortit radieux.


CXCVII

ROI ET NOBLESSE


Louis se remit aussitôt pour faire un bon visage à M. de La Fère. Il prévoyait bien que le comte n’arrivait point par hasard. Il sentait vaguement l’importance de cette visite ; mais à un homme du ton d’Athos, à un esprit aussi distingué, la première vue ne devait rien offrir de désagréable ou de mal ordonné.

Quand le jeune roi fut assuré d’être calme en apparence, il donna ordre aux huissiers d’introduire le comte.

Quelques minutes après, Athos, en habit de cérémonie, revêtu des ordres que seul il avait le droit de porter à la cour de France. Athos se présenta d’un air si grave et si solennel, que le roi put juger, du premier coup, s’il s’était ou non trompé dans ses pressentiments.

Louis fit un pas vers le comte et lui tendit avec un sourire une main sur laquelle Athos s’inclina plein de respect.

— Monsieur le comte de La Fère, dit le roi rapidement, vous êtes si rare chez moi, que c’est une très-bonne fortune de vous y voir.

Athos s’inclina et répondit :

— Je voudrais avoir le bonheur d’être toujours auprès de Votre Majesté.

Cette réponse, faite sur ce ton, signifiait manifestement : « Je voudrais pouvoir être un des conseillers du roi pour lui épargner des fautes. »

Le roi le sentit, et, décidé devant cet homme à conserver l’avantage du calme avec l’avantage du rang :

— Je vois que vous avez quelque chose à me dire, fit-il.

— Je ne me serais pas, sans cela, permis de me présenter chez Votre Majesté.

— Dites vite, Monsieur, j’ai hâte de vous satisfaire.

Le roi s’assit.

— Je suis persuadé, répliqua Athos d’un ton légèrement ému, que Votre Majesté me donnera toute satisfaction.

— Ah ! dit le roi avec une certaine hauteur, c’est une plainte que vous venez formuler ici ?

— Ce ne serait une plainte, reprit Athos, que si Votre Majesté… Mais, veuillez m’excuser, sire, je vais reprendre l’entretien à son début.

— J’attends.

— Le roi se souvient qu’à l’époque du départ de M. de Buckingham, j’ai eu l’honneur de l’entretenir.

— À cette époque, à peu près… Oui, je me le rappelle ; seulement, le sujet de l’entretien… je l’ai oublié.

Athos tressaillit.

— J’aurai l’honneur de le rappeler au roi, dit-il. Il s’agissait d’une demande que je venais adresser à Votre Majesté, touchant le mariage que voulait contracter M. de Bragelonne avec mademoiselle de La Vallière.

— Nous y voici, pensa le roi. Je me souviens, dit-il tout haut.

— À cette époque, poursuivit Athos, le roi fut si bon et si généreux envers moi et M. de Bragelonne, que pas un des mots prononcés par Sa Majesté ne m’est sorti de la mémoire.

— Et ?… fit le roi.

— Et le roi, à qui je demandais mademoiselle de La Vallière pour M. de Bragelonne, me refusa.

— C’est vrai, dit sèchement Louis.

— En alléguant, se hâta de dire Athos, que la fiancée n’avait pas d’état dans le monde.

Louis se contraignit pour écouter patiemment.

— Que… ajouta Athos, elle avait peu de fortune.

Le roi s’enfonça dans son fauteuil.

— Peu de naissance.

Nouvelle impatience du roi.

— Et peu de beauté, ajouta encore impitoyablement Athos.

Ce dernier trait, enfoncé dans le cœur de l’amant le fit bondir hors mesure.

— Monsieur, dit-il, voilà une bien bonne mémoire !

— C’est toujours ce qui m’arrive quand j’ai l’honneur si grand d’un entretien avec le roi, repartit le comte sans se troubler.

— Enfin, j’ai dit tout cela, soit !

— Et j’en ai beaucoup remercié Votre Majesté, sire, parce que ces paroles témoignaient d’un intérêt bien honorable pour M. de Bragelonne.

— Vous vous rappelez aussi, dit le roi en pesant sur ces paroles, que vous aviez pour ce mariage une grande répugnance ?

— C’est vrai, sire.

— Et que vous faisiez la demande à contrecœur ?

— Oui, Votre Majesté.

— Enfin, je me rappelle aussi, car j’ai une mémoire, presqu’aussi bonne que la vôtre, je me rappelle, dis-je, que vous avez dit ces paroles : « Je ne crois pas à l’amour de mademoiselle de