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« Il nous plaît que l’ordre apporté à M. de Baisemeaux de Montlezun, gouverneur pour le roi du château de la Bastille, soit réputé par lui bon et valable, et mis sur-le-champ à exécution :

« Signé : d’Herblay,
« général de l’ordre par la grâce de Dieu. »


Baisemeaux fut frappé si profondément, que ses traits demeurèrent contractés, ses lèvres béantes, ses yeux fixes. Il ne remua pas, il n’articula pas un son.

On n’entendait dans la vaste salle que le bourdonnement d’une petite mouche qui voletait autour des flambeaux.

Aramis, sans même daigner regarder l’homme qu’il réduisait à un si misérable état, tira de sa poche un petit étui qui renfermait de la cire noire ; il cacheta sa lettre, y apposa un sceau suspendu à sa poitrine derrière son pourpoint, et, quand l’opération fut terminée, il présenta, silencieusement toujours, la missive à M. de Baisemeaux.

Celui-ci, dont les mains tremblaient à faire pitié, promena un regard terne et fou sur le cachet. Une dernière lueur d’émotion se manifesta sur ses traits, et il tomba comme foudroyé sur une chaise.

— Allons, allons, dit Aramis après un long silence pendant lequel le gouverneur de la Bastille avait repris peu à peu ses sens, ne me faites pas croire, cher Baisemeaux, que la présence du général de l’ordre est terrible comme celle de Dieu, et qu’on meurt de l’avoir vu. Du courage ! levez-vous, donnez-moi votre main, et obéissez.

Baisemeaux, rassuré, sinon satisfait, obéit, baisa la main d’Aramis et se leva.

— Tout de suite ? murmura-t-il.

— Oh ! pas d’exagération, mon hôte ; reprenez votre place, et faisons honneur à ce beau dessert.

— Monseigneur, je ne me relèverai pas d’un tel coup ; moi qui ai ri, plaisanté avec vous ! moi qui ai osé vous traiter sur un pied d’égalité !

— Tais-toi, mon vieux camarade, répliqua l’évêque, qui sentit combien la corde était tendue et combien il eût été dangereux de la rompre, tais-toi. Vivons chacun de notre vie : à toi, ma protection et mon amitié ; à moi, ton obéissance. Ces deux tributs exactement payés, restons en joie.

Baisemeaux réfléchit ; il aperçut d’un coup d’œil les conséquences de cette extorsion d’un prisonnier à l’aide d’un faux ordre, et, mettant en parallèle la garantie que lui offrait l’ordre officiel du général, il ne la sentit pas de poids.

Aramis le devina.

— Mon cher Baisemeaux, dit-il, vous êtes un niais. Perdez donc l’habitude de réfléchir, quand je me donne la peine de penser pour vous.

Et sur un nouveau geste qu’il fit, Baisemeaux s’inclina encore.

— Comment vais-je m’y prendre ? dit-il.

— Comment faites-vous pour délivrer un prisonnier ?

— J’ai le règlement.

— Eh bien, suivez le règlement, mon cher.

— Je vais avec mon major à la chambre du prisonnier, et je l’emmène quand c’est un personnage d’importance.

— Mais ce Marchiali n’est pas un personnage d’importance ? dit négligemment Aramis.

— Je ne sais, répliqua le gouverneur.

Comme il eût dit :

« C’est à vous de me l’apprendre. »

— Alors, si vous ne le savez pas, c’est que j’ai raison ; agissez donc envers ce Marchiali comme vous agissez envers les petits.

— Bien. Le règlement l’indique.

— Ah !

— Le règlement porte que le guichetier ou l’un des bas officiers amènera le prisonnier au gouverneur, dans le greffe.

— Eh bien, mais c’est fort sage, cela. Et ensuite ?

— Ensuite, on rend à ce prisonnier les objets de valeur qu’il portait sur lui lors de son incarcération, les habits, les papiers, si l’ordre du ministre n’en a disposé autrement.

— Que dit l’ordre du ministre à propos de ce Marchiali.

— Rien ; car le malheureux est arrivé ici sans joyaux, sans papiers, presque sans habits.

— Voyez comme tout cela est simple ! En vérité, Baisemeaux, vous vous faites des monstres de toute chose. Restez donc ici, et faites amener le prisonnier au Gouvernement.

Baisemeaux obéit. Il appela son lieutenant, et lui donna une consigne, que celui-ci transmit, sans s’émouvoir, à qui de droit.

Une demi-heure après, on entendit une porte se refermer dans la cour ; c’était la porte du donjon qui venait de rendre sa proie à l’air libre.

Aramis souffla toutes les bougies qui éclairaient la chambre. Il n’en laissa brûler qu’une, derrière la porte. Cette lueur tremblotante ne permettait pas aux regards de se fixer sur les objets. Elle en décuplait les aspects et les nuances par son incertitude et sa mobilité.

Les pas se rapprochèrent.

— Allez au-devant de vos hommes, dit Aramis à Baisemeaux.

Le gouverneur obéit.

Le sergent et les guichetiers disparurent.

Baisemeaux rentra, suivi d’un prisonnier.

Aramis s’était placé dans l’ombre ; il voyait sans être vu.

Baisemeaux, d’une voix émue, fit connaître à ce jeune homme l’ordre qui le rendait libre.

Le prisonnier écouta sans faire un geste ni prononcer un mot.

— Vous jurerez, c’est le règlement qui le veut, ajouta le gouverneur, de ne jamais rien révéler de ce que vous avez vu ou entendu dans la Bastille ?

Le prisonnier aperçut un christ ; il étendit la main et jura des lèvres.

— À présent, Monsieur, vous êtes libre ; où comptez-vous aller ?

Le prisonnier tourna la tête, comme pour chercher derrière lui une protection sur laquelle il avait dû compter.

C’est alors qu’Aramis sortit de l’ombre.

— Me voici, dit-il, pour rendre à Monsieur le service qu’il lui plaira de me demander.