Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/68

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Roi sans royaume, Monsieur, répondit sentencieusement Planchet.

— Oui, Planchet, et tu peux ajouter malheureux prince, plus malheureux qu’un homme du peuple perdu dans le plus misérable quartier de Paris.

Planchet fit un geste plein de cette compassion banale que l’on accorde aux étrangers avec lesquels on ne pense pas qu’on puisse jamais se trouver en contact. D’ailleurs, il ne voyait, dans cette opération politico-sentimentale, poindre aucunement l’idée commerciale de M. d’Artagnan, et c’était à cette idée qu’il en avait principalement. D’Artagnan, qui avait l’habitude de bien comprendre les choses et les hommes, comprit Planchet.

— J’arrive, dit-il. Ce jeune prince de Galles, roi sans royaume, comme tu dis fort bien, Planchet, m’a intéressé, moi, d’Artagnan. Je l’ai vu mendier l’assistance de Mazarin, qui est un cuistre, et le secours du roi Louis, qui est un enfant, et il m’a semblé, à moi qui m’y connais, que dans cet œil intelligent du roi déchu, dans cette noblesse de toute sa personne, noblesse qui a surnagé au-dessus de toutes les misères, il y avait l’étoffe d’un homme de cœur et d’un roi.

Planchet approuva tacitement : tout cela, à ses yeux du moins, n’éclairait pas encore l’idée de d’Artagnan. Celui-ci continua :

— Voici donc le raisonnement que je me suis fait. Écoute bien, Planchet, car nous approchons de la conclusion.

— J’écoute.

— Les rois ne sont pas semés tellement dru sur la terre que les peuples en trouvent là où ils en ont besoin. Or, ce roi sans royaume est à mon avis une graine réservée qui doit fleurir en une saison quelconque, pourvu qu’une main adroite, discrète et vigoureuse, la sème belle et bien, en choisissant sol, ciel et temps.

Planchet approuvait toujours de la tête, ce qui prouvait qu’il ne comprenait toujours pas.

— Pauvre petite graine de roi ! me suis-je dit, et réellement j’étais attendri, Planchet, ce qui me fait penser que j’entame une bêtise. Voilà pourquoi j’ai voulu te consulter, mon ami.

Planchet rougit de plaisir et d’orgueil.

— Pauvre petite graine de roi ! je te ramasse, moi, et je vais te jeter dans une bonne terre.

— Ah ! mon Dieu ! dit Planchet en regardant fixement son ancien maître comme s’il eût douté de tout l’éclat de sa raison.

— Eh bien ! quoi ? demanda d’Artagnan, qui te blesse ?

— Moi, rien, Monsieur.

— Tu as dit : « Ah ! mon Dieu ! »

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr. Est-ce que tu comprendrais déjà ?

— J’avoue, monsieur d’Artagnan, que j’ai peur…

— De comprendre ?

— Oui.

— De comprendre que je veux faire remonter sur le trône le roi Charles II, qui n’a plus de trône ? Est-ce cela ?

Planchet fit un bond prodigieux sur sa chaise.

— Ah ! ah ! dit-il tout effaré ; voilà donc ce que vous appelez une restauration, vous !

— Oui, Planchet ; n’est-ce pas ainsi que la chose se nomme ?

— Sans doute, sans doute. Mais avez-vous bien réfléchi ?

— À quoi ?

— À ce qu’il y a là-bas ?

— Où ?

— En Angleterre.

— Et qu’y a-t-il, voyons, Planchet ?

— D’abord, Monsieur, je vous demande pardon si je me mêle de ces choses-là, qui ne sont point de mon commerce ; mais puisque c’est une affaire que vous me proposez… car vous me proposez une affaire, n’est-ce pas ?

— Superbe, Planchet.

— Mais puisque vous me proposez une affaire, j’ai le droit de la discuter.

— Discute, Planchet ; de la discussion naît la lumière.

— Eh bien, puisque j’ai la permission de Monsieur, je lui dirai qu’il y a là-bas les parlements d’abord.

— Eh bien ! après ?

— Et puis l’armée.

— Bon. Vois-tu encore quelque chose ?

— Et puis la nation.

— Est-ce tout ?

— La nation, qui a consenti la chute et la mort du feu roi, père de celui-là, et qui ne se voudra point démentir.

— Planchet, mon ami, dit d’Artagnan, tu raisonnes comme un fromage. La nation… la nation est lasse de ces messieurs qui s’appellent de noms barbares et qui lui chantent des psaumes. Chanter pour chanter, mon cher Planchet, j’ai remarqué que les nations aimaient mieux chanter la gaudriole que le plain-chant. Rappelle-toi la Fronde ; a-t-on chanté dans ces temps-là ! Eh bien ! c’était le bon temps.

— Pas trop, pas trop ; j’ai manqué y être pendu.

— Oui, mais tu ne l’as pas été ?

— Non.

— Et tu as commencé ta fortune au milieu de toutes ces chansons-là !

— C’est vrai.

— Tu n’as donc rien à dire ?

— Si fait ! j’en reviens à l’armée et aux parlements.

— J’ai dit que j’empruntais vingt mille livres à M. Planchet, et que je mettais vingt mille livres de mon côté ; avec ces quarante mille livres je lève une armée.

Planchet joignit les mains : il voyait d’Artagnan sérieux, il crut de bonne foi que son maître avait perdu le sens.

— Une armée !… Ah ! Monsieur, fit-il avec son plus charmant sourire, de peur d’irriter ce fou et d’en faire un furieux. Une armée… nombreuse ?

— De quarante hommes, dit d’Artagnan.

— Quarante contre quarante mille, ce n’est point assez. Vous valez bien mille hommes à vous tout seul, monsieur d’Artagnan, je le sais