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— On dit que le roi a commencé par lui battre froid, et que Sa Majesté s’est radoucie ?

— Vous n’avez donc pas vu, que vous dites : « On dit ? »

— Non ; je m’occupais, avec ces messieurs qui viennent de sortir, de la représentation et du carrousel de demain.

— Ah çà ! vous êtes ordonnateur des fêtes, ici, vous ?

— Je suis, comme vous savez, ami des plaisirs de l’imagination ; j’ai toujours été poëte par quelque endroit, moi.

— Je me rappelle vos vers. Ils étaient charmants.

— Moi, je les ai oubliés ; mais je me réjouis d’apprendre ceux des autres, quand les autres s’appellent Molière, Pélisson, La Fontaine, etc.

— Savez-vous l’idée qui m’est venue ce soir en soupant, Aramis ?

— Non. Dites-la-moi ; sans quoi, je ne la devinerais pas ; vous en avez tant !

— Eh bien, l’idée m’est venue que le vrai roi de France n’est pas Louis XIV.

— Hein ! fit Aramis en ramenant involontairement ses yeux sur les yeux du mousquetaire.

— Non, c’est M. Fouquet.

Aramis respira et sourit.

— Vous voilà comme les autres : jaloux ! dit-il. Parions que c’est M. Colbert qui vous a fait cette phrase-là ?

D’Artagnan, pour amadouer Aramis, lui conta les mésaventures de Colbert à propos du vin de Melun.

— Vilaine race que ce Colbert ! fit Aramis.

— Ma foi, oui !

— Quand on pense, ajouta l’évêque, que ce drôle-là sera votre ministre dans quatre mois.

— Bah !

— Et que vous le servirez comme Richelieu, comme Mazarin.

— Comme vous servez Fouquet, dit d’Artagnan.

— Avec cette différence, cher ami, que M. Fouquet n’est pas M. Colbert.

— C’est vrai.

Et d’Artagnan feignit de devenir triste.

— Mais, ajouta-t-il un moment après, pourquoi donc me disiez-vous que M. Colbert sera ministre dans quatre mois ?

— Parce que M. Fouquet ne le sera plus, répliqua Aramis.

— Il sera ruiné, n’est-ce pas ? dit d’Artagnan.

— À plat.

— Pourquoi donner des fêtes, alors ? fit le mousquetaire d’un ton de bienveillance si naturel, que l’évêque en fut un moment la dupe. Comment ne l’en avez-vous pas dissuadé, vous ?

Cette dernière partie de la phrase était un excès. Aramis revint à la défiance.

— Il s’agit, dit-il, de se ménager le roi.

— En se ruinant ?

— En se ruinant pour lui, oui.

— Singulier calcul !

— La nécessité.

— Je ne la vois pas, cher Aramis.

— Si fait ! vous remarquez bien l’antagonisme naissant de M. de Colbert.

— Et que M. Colbert pousse le roi à se défaire du surintendant.

— Cela saute aux yeux.

— Et qu’il y a cabale contre M. Fouquet.

— On le sait de reste.

— Quelle apparence que le roi se mette de la partie contre un homme qui aura tout dépensé pour lui plaire ?

— C’est vrai, fit lentement Aramis, peu convaincu, et curieux d’aborder une autre face du sujet de conversation.

— Il y a folies et folies, reprit d’Artagnan. Je n’aime pas toutes celles que vous faites.

— Lesquelles ?

— Le souper, le bal, le concert, la comédie, les carrousels, les cascades, les feux de joie et d’artifice, les illuminations et les présents, très-bien, je vous accorde cela ; mais ces dépenses de circonstance ne suffisaient-elles point ? Fallait-il…

— Quoi ?

— Fallait-il habiller de neuf toute une maison, par exemple ?

— Oh ! c’est vrai ! J’ai dit cela à M. Fouquet ; il m’a répondu que, s’il était assez riche, il offrirait au roi un château neuf des girouettes aux caves ; neuf avec tout ce qui tient dedans, et que, le roi parti, il brûlerait tout cela pour que rien ne servît à d’autres.

— C’est de l’espagnol pur !

— Je le lui ai dit. Il a ajouté ceci : « Sera mon ennemi, quiconque me conseillera d’épargner. »

— C’est de la démence, vous dis-je, ainsi que ce portrait.

— Quel portrait ? dit Aramis.

— Celui du roi, cette surprise…

— Cette surprise ?…

— Oui, pour laquelle vous avez pris des échantillons chez Percerin.

D’Artagnan s’arrêta. Il avait lancé la flèche. Il ne s’agissait plus que d’en mesurer la portée.

— C’est une gracieuseté, répondit Aramis.

D’Artagnan vint droit à son ami, lui prit les deux mains, et, le regardant dans les yeux :

— Aramis, dit-il, m’aimez-vous encore un peu ?

— Si je vous aime !

— Bon ! Un service, alors. Pourquoi avez-vous pris des échantillons de l’habit du roi chez Percerin ?

— Venez avec moi le demander à ce pauvre Le Brun, qui a travaillé là-dessus deux jours et deux nuits.

— Aramis, cela est la vérité pour tout le monde, mais pour moi…

— En vérité, d’Artagnan, vous me surprenez !

— Soyez bon pour moi. Dites-moi la vérité : vous ne voudriez pas qu’il m’arrivât du désagrément, n’est-ce pas ?

— Cher ami, vous devenez incompréhensible. Quel diable de soupçon avez-vous donc ?

— Croyez-vous à mes instincts ? Vous y croyiez autrefois. Eh bien, un instinct me dit que vous avez un projet caché.

— Moi, un projet ?

— Je n’en suis pas sûr.

— Pardieu !

— Je n’en suis pas sûr, mais j’en jurerais.