Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/696

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Dame ! lisez vous-même, ajouta Aramis en lui remettant l’ordre.

— Mais, dit Baisemeaux, cet ordre, c’est celui qui m’a déjà passé par les mains.

— Vraiment ?

— C’est celui que je vous attestais avoir vu l’autre soir. Parbleu ! je le reconnais au pâté d’encre.

— Je ne sais si c’est celui-là, mais toujours est-il que je vous l’apporte.

— Mais, alors, l’autre ?

— Qui l’autre ?

— Marchiali ?

— Je vous le ramène.

— Mais cela ne me suffit pas. Il faut, pour le reprendre, un nouvel ordre.

— Ne dites donc pas de ces choses-là, mon cher Baisemeaux ; vous parlez comme un enfant ! Où est l’ordre que vous avez reçu, touchant Marchiali ?

Baisemeaux courut à son coffre et l’en tira. Aramis le saisit, le déchira froidement en quatre morceaux, approcha les morceaux de la lampe et les brûla.

— Mais que faites-vous ? s’écria Baisemeaux au comble de l’effroi.

— Considérez un peu la situation, mon cher gouverneur, dit Aramis avec son imperturbable tranquillité, et vous allez voir comme elle est simple. Vous n’avez plus d’ordre qui justifie la sortie de Marchiali.

— Eh ! mon Dieu, non ! je suis un homme perdu !

— Mais pas du tout, puisque je vous ramène Marchiali. Du moment que je vous le ramène, c’est comme s’il n’était pas sorti.

— Ah ! fit le gouverneur abasourdi.

— Sans doute. Vous l’allez renfermer sur l’heure.

— Je le crois bien !

— Et vous me donnerez ce Seldon que l’ordre nouveau libère. De cette façon votre comptabilité est en règle. Comprenez-vous ?

— Je… je…

— Vous comprenez, dit Aramis. Très-bien !

Baisemeaux joignit les mains.

— Mais enfin, pourquoi, après m’avoir pris Marchiali, me le ramenez-vous ? s’écria le malheureux gouverneur dans un paroxysme de douleur et d’attendrissement.

— Pour un ami comme vous, dit Aramis, pour un serviteur comme vous, pas de secrets.

Et Aramis approcha sa bouche de l’oreille de Baisemeaux.

— Vous savez, continua Aramis à voix basse, quelle ressemblance il y avait entre ce malheureux et…

— Et le roi ; oui.

— Eh bien, le premier usage qu’a fait Marchiali de sa liberté a été pour soutenir, devinez quoi ?

— Comment voulez-vous que je devine ?

— Pour soutenir qu’il était le roi de France.

— Oh ! le malheureux ! s’écria Baisemeaux.

— Ç’a été pour se revêtir d’habits pareils à ceux du roi et se poser en usurpateur.

— Bonté du ciel !

— Voilà pourquoi je vous le ramène, cher ami. Il est fou, et dit sa folie à tout le monde.

— Que faire alors ?

— C’est bien simple : ne le laissez communiquer avec personne. Vous comprenez que, lorsque sa folie est venue aux oreilles du roi, qui avait eu pitié de son malheur, et qui se voyait récompensé de sa bonté par une noire ingratitude, le roi a été furieux. De sorte que, maintenant, retenez bien ceci, cher monsieur de Baisemeaux, car ceci vous regarde, de sorte que, maintenant, il y a peine de mort contre ceux qui le laisseraient communiquer avec d’autres que moi ou le roi lui-même. Vous entendez, Baisemeaux, peine de mort !

— Si j’entends, morbleu !

— Et maintenant, descendez, et reconduisez ce pauvre diable à son cachot, à moins que vous ne préfériez le faire monter ici.

— À quoi bon ?

— Oui, mieux vaut l’écrouer tout de suite, n’est-ce pas ?

— Pardieu !

— Eh bien, alors, allons.

Baisemeaux fit battre le tambour et sonner la cloche qui avertissait chacun de rentrer, afin d’éviter la rencontre d’un prisonnier mystérieux. Puis, lorsque les passages furent libres, il alla prendre au carrosse le prisonnier, que Porthos, fidèle à la consigne, maintenait toujours le mousqueton sur la gorge.

— Ah ! vous voilà, malheureux ! s’écria Baisemeaux en apercevant le roi. C’est bon ! c’est bon !

Et aussitôt, faisant descendre le roi de voiture, il le conduisit, toujours accompagné de Porthos, qui n’avait pas quitté son masque, et d’Aramis, qui avait remis le sien, dans la deuxième Bertaudière, et lui ouvrit la porte de la chambre où, pendant six ans, avait gémi Philippe.

Le roi entra dans le cachot sans prononcer une parole. Il était pâle et hagard.

Baisemeaux referma la porte sur lui, donna lui-même deux tours de clef à la serrure, et, revenant à Aramis :

— C’est, ma foi, vrai ! lui dit-il tout bas, qu’il ressemble au roi ; cependant, moins que vous ne le dites.

— De sorte, fit Aramis, que vous ne vous seriez pas laissé prendre à la substitution, vous ?

— Ah ! par exemple !

— Vous êtes un homme précieux, mon cher Baisemeaux, dit Aramis. Maintenant, mettez en liberté Seldon.

— C’est juste, j’oubliais… Je vais donner l’ordre.

— Bah ! demain, vous avez le temps.

— Demain ? Non, non, à l’instant même. Dieu me garde d’attendre une seconde !

— Alors, allez à vos affaires ; moi, je vais aux miennes. Mais c’est compris, n’est-ce pas.

— Qu’est-ce qui est compris ?

— Que personne n’entrera chez le prisonnier qu’avec un ordre du roi, ordre que j’apporterai moi-même ?

— C’est dit. Adieu, Monseigneur.

Aramis revint vers son compagnon.