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qui avais à combattre un pouvoir bien autrement solide que n’est le mien.

— J’ai déjà pourvu à tout. Dans quelques jours, plus tôt peut-être, s’il est besoin, nous tirerons le captif de sa prison, et nous le dépayserons par un exil si lointain…

— On revient de l’exil, monsieur d’Herblay.

— Si loin, ai-je dit, que les forces matérielles de l’homme et la durée de sa vie ne suffiraient pas au retour.

Encore une fois, le regard du jeune roi et celui d’Aramis se croisèrent avec une froide intelligence.

— Et M. du Vallon ? demanda Philippe pour détourner la conversation.

— Il vous sera présenté aujourd’hui, et, confidentiellement, vous félicitera du danger que cet usurpateur vous a fait courir.

— Qu’en fera-t-on ?

— De M. du Vallon ?

— Un duc à brevet, n’est-ce pas ?

— Oui, un duc à brevet, reprit en souriant singulièrement Aramis.

— Pourquoi riez-vous, monsieur d’Herblay ?

— Je ris de l’idée prévoyante de Votre Majesté.

— Prévoyante ? Qu’entendez-vous par là ?

— Votre Majesté craint sans doute que ce pauvre Porthos ne devienne un témoin gênant, et elle veut s’en défaire.

— En le créant duc ?

— Assurément. Vous le tuez ; il en mourra de joie, et le secret mourra avec lui.

— Ah ! mon Dieu !

— Moi, dit flegmatiquement Aramis, j’y perdrai un bien bon ami.

En ce moment, et au milieu de ces futiles entretiens sous lesquels les deux conspirateurs cachaient la joie et l’orgueil du succès, Aramis entendit quelque chose qui lui fit dresser l’oreille.

— Qu’y a-t-il ? dit Philippe.

— Le jour, sire.

— Eh bien ?

— Eh bien, avant de vous coucher, hier, sur ce lit, vous avez probablement décidé de faire quelque chose ce matin, au jour ?

— J’ai dit à mon capitaine des mousquetaires, répondit le jeune homme vivement, que je l’attendrais.

— Si vous lui avez dit cela, il viendra assurément, car c’est un homme exact.

— J’entends un pas dans le vestibule.

— C’est lui.

— Allons, commençons l’attaque, fit le jeune roi avec résolution.

— Prenez garde ! s’écria Aramis ; commencer l’attaque, et par d’Artagnan, ce serait folie. D’Artagnan ne sait rien, d’Artagnan n’a rien vu, d’Artagnan est à cent lieues de soupçonner notre mystère ; mais qu’il pénètre ici ce matin le premier, et il flairera que quelque chose s’y est passé dont il doit se préoccuper. Voyez-vous, sire, avant de laisser pénétrer d’Artagnan ici, nous devons donner beaucoup d’air à la chambre, ou y introduire tant de gens, que le limier le plus fin de ce royaume ait été dépisté par vingt traces différentes.

— Mais comment le congédier, puisque je lui ai donné rendez-vous ? fit observer le prince, impatient de se mesurer avec un si redoutable adversaire.

— Je m’en charge, répliqua l’évêque, et, pour commencer, je vais frapper un coup qui étourdira notre homme.

— Lui aussi frappe un coup, ajouta vivement le prince.

En effet, un coup retentit à l’extérieur.

Aramis ne s’était pas trompé : c’était bien d’Artagnan qui s’annonçait de la sorte.

Nous l’avons vu passer la nuit à philosopher avec M. Fouquet ; mais le mousquetaire était bien las, même de feindre le sommeil ; et aussitôt que l’aube vint illuminer de sa bleuâtre auréole les somptueuses corniches de la chambre du surintendant, d’Artagnan se leva de son fauteuil, rangea son épée, repassa son habit avec sa manche et brossa son feutre comme un soldat aux gardes prêt à passer l’inspection de son anspessade.

— Vous sortez ? demanda M. Fouquet.

— Oui, Monseigneur ; et vous ?

— Moi, je reste.

— Sur parole ?

— Sur parole.

— Bien. Je ne sors, d’ailleurs, que pour aller chercher cette réponse, vous savez ?

— Cette sentence, vous voulez dire.

— Tenez, j’ai un peu du vieux Romain, moi. Ce matin, en me levant, j’ai remarqué que mon épée ne s’est prise dans aucune aiguillette, et que le baudrier a bien coulé. C’est un signe infaillible.

— De prospérité ?

— Oui, figurez-vous-le bien. Chaque fois que ce diable de buffle s’accrochait à mon dos, c’était une punition de M. de Tréville, ou un refus d’argent de M. de Mazarin. Chaque fois que l’épée s’accrochait dans le baudrier même, c’était une mauvaise commission, comme il m’en a plu toute ma vie. Chaque fois que l’épée elle-même dansait au fourreau, c’était un duel heureux. Chaque fois qu’elle se logeait dans mes mollets, c’était une blessure légère. Chaque fois qu’elle sortait tout à fait du fourreau, j’étais fixé, j’en étais quitte pour rester sur le champ de bataille, avec deux ou trois mois de chirurgien et de compresses.

— Ah ! mais je ne vous savais pas si bien renseigné par votre épée, dit Fouquet avec un pâle sourire qui était la lutte contre ses propres faiblesses. Avez-vous une tisona ou une tranchante ? Votre lame est-elle fée ou charmée ?

— Mon épée, voyez-vous, c’est un membre qui fait partie de mon corps. J’ai ouï dire que certains hommes sont avertis par leur jambe ou par un battement de leur tempe. Moi, je suis averti par mon épée. Eh bien, elle ne m’a rien dit ce matin. Ah ! si fait !… la voilà qui vient de tomber toute seule dans le dernier recoin du baudrier. Savez-vous ce que cela me présage ?

— Non.

— Eh bien, cela me présage une arrestation pour aujourd’hui.

— Ah ! mais, fit le surintendant plus étonné que fâché de cette franchise, si rien de triste ne