Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/713

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— Monsieur, dit-il, il me serait doux de mourir ici pour ne pas survivre à mon opprobre, et, si vous avez encore quelque amitié pour moi, je vous en supplie, donnez-moi la mort.

Aramis resta silencieux et immobile.

— Vous ne répondez rien ?

Aramis releva doucement la tête, et l’on vit l’éclair de l’espoir se rallumer encore une fois dans ses yeux.

— Réfléchissez, dit-il, Monseigneur, à tout ce qui nous attend. Cette justice étant faite, le roi vit encore, et son emprisonnement vous sauve la vie.

— Oui, répliqua Fouquet, vous avez pu agir dans mon intérêt, mais je n’accepte pas votre service. Toutefois, je ne veux point vous perdre. Vous allez sortir de cette maison.

Aramis étouffa l’éclair qui jaillissait de son cœur brisé.

— Je suis hospitalier pour tous, continua Fouquet avec une inexprimable majesté ; vous ne serez pas plus sacrifié, vous, que ne le sera celui dont vous aviez consommé la perte.

— Vous le serez, vous, dit Aramis d’une voix sourde et prophétique ; vous le serez, vous le serez !

— J’accepte l’augure, monsieur d’Herblay, mais rien ne m’arrêtera. Vous allez quitter Vaux, vous allez quitter la France ; je vous donne quatre heures pour vous mettre hors de la portée du roi.

— Quatre heures ? fit Aramis railleur et incrédule.

— Foi de Fouquet ! nul ne vous suivra avant ce délai. Vous aurez donc quatre heures d’avance sur tous ceux que le roi voudrait expédier après vous.

— Quatre heures ! répéta Aramis en rugissant.

— C’est plus qu’il n’en faut pour vous embarquer et gagner Belle-Isle, que je vous donne pour refuge.

— Ah ! murmura Aramis.

— Belle-Isle, c’est à moi pour vous, comme Vaux est à moi pour le roi. Allez, d’Herblay, allez ; tant que je vivrai, il ne tombera pas un cheveu de votre tête.

— Merci ! dit Aramis avec une sombre ironie.

— Partez donc, et me donnez la main pour que tous deux nous courions, vous, au salut de votre vie, moi, au salut de mon honneur.

Aramis retira de son sein la main qu’il y avait cachée. Elle était rouge de son sang ; elle avait labouré sa poitrine avec ses ongles, comme pour punir la chair d’avoir enfanté tant de projets plus vains, plus fous, plus périssables que la vie de l’homme. Fouquet eut horreur, eut pitié ; il ouvrit les bras à Aramis.

— Je n’avais pas d’armes, murmura celui-ci, farouche et terrible comme l’ombre de Didon.

Puis, sans toucher la main de Fouquet, il détourna sa vue et fit deux pas en arrière. Son dernier mot fut une imprécation ; son dernier geste fut l’anathème que dessina cette main rougie, en tachant Fouquet au visage de quelques gouttelettes de son sang.

Et tous deux s’élancèrent hors de la chambre par l’escalier secret, qui aboutissait aux cours intérieures.

Fouquet commanda ses meilleurs chevaux, et Aramis s’arrêta au bas de l’escalier qui conduisait à la chambre de Porthos. Il réfléchit longtemps, pendant que le carrosse de Fouquet quittait au grand galop le pavé de la cour principale.

— Partir seul ?… se dit Aramis ; prévenir le prince ?… Oh ! fureur !… Prévenir le prince, et alors quoi faire ?… Partir avec lui ?… Traîner partout ce témoignage accusateur ?… La guerre ?… La guerre civile, implacable ?… Sans ressource, hélas !… Impossible !… Que fera-t-il sans moi ?… Oh ! sans moi, il s’écroulera comme moi… Qui sait ?… Que la destinée s’accomplisse !… Il était condamné, qu’il demeure condamné !… Dieu !… Démon !… Sombre et railleuse puissance qu’on appelle le génie de l’homme, tu n’es qu’un souffle plus incertain, plus inutile que le vent dans la montagne ; tu t’appelles hasard, tu n’es rien ; tu embrasses tout de ton haleine, tu soulèves les quartiers de roc, la montagne elle-même, et tout à coup tu te brises devant la croix de bois mort, derrière laquelle vit une autre puissance invisible… que tu niais peut-être, et qui se venge de toi, et qui t’écrase sans te faire même l’honneur de dire son nom !… Perdu !… Je suis perdu !… Que faire ?… Aller à Belle-Isle ?… Oui. Et Porthos qui va rester ici, et parler, et tout conter à tous ! Porthos, qui souffrira peut-être !… Je ne veux pas que Porthos souffre. C’est un de mes membres ; sa douleur est mienne. Porthos partira avec moi, Porthos suivra ma destinée. Il le faut.

Et Aramis, tout à la crainte de rencontrer quelqu’un à qui cette précipitation pût paraître suspecte, Aramis gravit l’escalier sans être aperçu de personne.

Porthos, revenu à peine de Paris, dormait déjà du sommeil du juste. Son corps énorme oubliait la fatigue, comme son esprit oubliait la pensée.

Aramis entra léger comme une ombre, et posa sa main nerveuse sur l’épaule du géant.

— Allons cria-t-il, allons, Porthos, allons !

Porthos obéit, se leva, ouvrit les yeux avant d’avoir ouvert son intelligence.

— Nous partons, fit Aramis.

— Ah ! fit Porthos.

— Nous partons à cheval, plus rapides que nous n’avons jamais couru.

— Ah ! répéta Porthos.

— Habillez-vous, ami.

Et il aida le géant à s’habiller, et lui mit dans les poches son or et ses diamants.

Tandis qu’il se livrait à cette opération, un léger bruit attira sa pensée.

D’Artagnan regardait à l’embrasure de la porte.

Aramis tressaillit.

— Que diable faites-vous là, si agité ? dit le mousquetaire.

— Chut ! souffla Porthos.

— Nous partons en mission, ajouta l’évêque.

— Vous êtes bien heureux ! dit le mousquetaire.

— Peuh ! fit Porthos, je me sens fatigué ; j’eusse aimé mieux dormir ; mais le service du roi !…