Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/73

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mée à son retour dans ses foyers. Garde-moi ma moitié de vingt mille livres, que tu feras valoir pendant ce temps-là.

— Et ma moitié à moi ? dit Planchet.

— Je l’emporte.

— Votre confiance m’honore, dit Planchet ; mais si vous ne revenez pas ?

— C’est possible, quoique la chose soit peu vraisemblable. Alors, Planchet, pour le cas où je ne reviendrais pas, donne-moi une plume pour que je fasse mon testament.

D’Artagnan prit une plume, du papier et écrivit sur une simple feuille :

« Moi, d’Artagnan, je possède vingt mille livres économisées sou à sou depuis trente-trois ans que je suis au service de Sa Majesté le roi de France. J’en donne cinq mille à Athos, cinq mille à Porthos, cinq mille à Aramis, pour qu’ils les donnent, en mon nom et aux leurs, à mon petit ami Raoul, vicomte de Bragelonne. Je donne les cinq mille dernières à Planchet, pour qu’il distribue avec moins de regret les quinze mille autres à mes amis.

« En fin de quoi j’ai signé les présentes.

« D’Artagnan. »

Planchet paraissait fort curieux de savoir ce qu’avait écrit d’Artagnan.

— Tiens, dit le mousquetaire à Planchet, lis.

Aux dernières lignes, les larmes vinrent aux yeux de Planchet.

— Vous croyez que je n’eusse pas donné l’argent sans cela ? Alors, je ne veux pas de vos cinq mille livres.

D’Artagnan sourit.

— Accepte, Planchet, accepte, et de cette façon tu ne perdras que quinze mille francs au lieu de vingt, et tu ne seras pas tenté de faire affront à la signature de ton maître et ami, en cherchant à ne rien perdre du tout.

Comme il connaissait le cœur des hommes et des épiciers, ce cher M. d’Artagnan !

Ceux qui ont appelé fou don Quichotte, parce qu’il marchait à la conquête d’un empire avec le seul Sancho, son écuyer, et ceux qui ont appelé fou Sancho, parce qu’il marchait avec son maître à la conquête du susdit empire, ceux-là certainement n’eussent point porté un autre jugement sur d’Artagnan et Planchet.

Cependant le premier passait pour un esprit subtil parmi les plus fins esprits de la cour de France. Quant au second, il s’était acquis à bon droit la réputation d’une des plus fortes cervelles parmi les marchands épiciers de la rue des Lombards, par conséquent de Paris, par conséquent de France.

Or, à n’envisager ces deux hommes qu’au point de vue de tous les hommes, et les moyens à l’aide desquels ils comptaient remettre un roi sur son trône que comparativement aux autres moyens, le plus mince cerveau du pays où les cerveaux sont les plus minces se fût révolté contre l’outrecuidance du lieutenant et la stupidité de son associé.

Heureusement d’Artagnan n’était pas homme à écouter les sornettes qui se débitaient autour de lui. Il avait adopté la devise : Faisons bien et laissons dire. Planchet, de son côté, avait adopté celle-ci : Laissons faire et ne disons rien. Il en résultait que, selon l’habitude de tous les génies supérieurs, ces deux hommes se flattaient intra pectus d’avoir raison contre tous ceux qui leur donnaient tort.

Pour commencer, d’Artagnan se mit en route par le plus beau temps du monde, sans nuages au ciel, sans nuages à l’esprit, joyeux et fort, calme et décidé, gros de sa résolution, et par conséquent portant avec lui une dose décuple de ce fluide puissant que les secousses de l’âme font jaillir des nerfs et qui procurent à la machine humaine une force et une influence dont les siècles futurs se rendront, selon toute probabilité, plus arithmétiquement compte que nous ne pouvons le faire aujourd’hui. Il remonta, comme aux temps passés, cette route féconde en aventures qui l’avait conduit à Boulogne et qu’il faisait pour la quatrième fois. Il put presque, chemin faisant, reconnaître la trace de son pas sur le pavé et celle de son poing sur les portes des hôtelleries ; sa mémoire, toujours active et présente, ressuscitait alors cette jeunesse que n’eût, trente ans après, démentie ni son grand cœur ni son poignet d’acier.

Quelle riche nature que celle de cet homme ! Il avait toutes les passions, tous les défauts, toutes les faiblesses, et l’esprit de contrariété familier à son intelligence changeait toutes ces imperfections en des qualités correspondantes. D’Artagnan, grâce à son imagination sans cesse errante, avait peur d’une ombre, et honteux d’avoir eu peur, il marchait à cette ombre, et devenait alors extravagant de bravoure si le danger était réel ; aussi, tout en lui était émotions et partant jouissance. Il aimait fort la société d’autrui, mais jamais ne s’ennuyait dans la sienne, et plus d’une fois, si on eût pu l’étudier quand il était seul, on l’eût vu rire des quolibets qu’il se racontait à lui-même ou des bouffonnes imaginations qu’il se créait justement cinq minutes avant le moment où devait venir l’ennui.

D’Artagnan ne fut pas peut-être aussi gai cette fois qu’il l’eût été avec la perspective de trouver quelques bons amis à Calais au lieu de celle qu’il avait d’y rencontrer les dix sacripants ; mais cependant, la mélancolie ne le visita point plus d’une fois par jour, et ce fut cinq visites à peu près qu’il reçut de cette sombre déité avant d’apercevoir la mer à Boulogne, encore les visites furent-elles courtes.

Mais, une fois là, d’Artagnan se sentit près de l’action, et tout autre sentiment que celui de la confiance disparut, pour ne plus jamais revenir. De Boulogne, il suivit la côte jusqu’à Calais.

Calais était le rendez-vous général, et dans Calais il avait désigné à chacun de ses enrôlés l’hôtellerie du Grand-Monarque, où la vie n’était point chère, où les matelots faisaient la chaudière, où les hommes d’épée, à fourreau de cuir bien entendu, trouvaient gîte, table, nourriture, et toutes les douceurs de la vie enfin, à trente sous par jour.

D’Artagnan se proposait de les surprendre en flagrant délit de vie errante, et de juger par la première apparence s’il fallait compter sur eux comme sur de bons compagnons.