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Planchet, où nous espérons trouver M. d’Artagnan.

— M. d’Artagnan ?

— Je veux l’embrasser avant mon départ. C’est un brave homme qui m’aimait. Adieu, cher ami ; on vous attend sans doute ; vous me retrouverez, quand il vous plaira, au logis du comte. Adieu !

Les deux jeunes gens s’embrassèrent. Ceux qui les eussent vus ainsi l’un et l’autre n’eussent pas manqué de dire en montrant Raoul :

— C’est celui-là qui est l’homme heureux.


CCXXXV

L’INVENTAIRE DE PLANCHET


Athos, pendant la visite faite au Luxembourg par Raoul, était allé, en effet, chez Planchet pour avoir des nouvelles de d’Artagnan.

Le gentilhomme, en arrivant rue des Lombards, trouva la boutique de l’épicier fort encombrée ; mais ce n’était pas l’encombrement d’une vente heureuse ou celui d’un arrivage de marchandises.

Planchet ne trônait pas comme d’habitude sur les sacs et les barils. Non. Un garçon, la plume à l’oreille, un autre, le carnet à la main, inscrivaient force chiffres, tandis qu’un troisième comptait et pesait.

Il s’agissait d’un inventaire. Athos, qui n’était pas commerçant, se sentit un peu embarrassé par les obstacles matériels et la majesté de ceux qui instrumentaient ainsi.

Il voyait renvoyer plusieurs pratiques et se demandait si lui, qui ne venait rien acheter, ne serait pas à plus forte raison importun.

Aussi demanda-t-il fort poliment aux garçons comment on pourrait parler à M. Planchet.

La réponse, assez négligente, fut que M. Planchet achevait ses malles.

Ces mots firent dresser l’oreille à Athos.

— Comment, ses malles ? dit-il ; M. Planchet part-il ?

— Oui, Monsieur, sur l’heure.

— Alors, Messieurs, veuillez le faire prévenir que M. le comte de La Fère désire lui parler un moment.

Au nom du comte de La Fère, un des garçons, accoutumé sans doute à n’entendre prononcer ce nom qu’avec respect, se détacha pour aller prévenir Planchet.

Ce fut le moment où Raoul, libre enfin, après sa cruelle scène avec Montalais, arrivait chez l’épicier.

Planchet, sur le rapport de son garçon, quitta sa besogne et accourut.

— Ah ! monsieur le comte, dit-il, que de joie ! et quelle étoile vous amène ?

— Mon cher Planchet, dit Athos en serrant les mains de son fils, dont il remarquait à la dérobée l’air attristé, nous venons savoir de vous… Mais dans quel embarras je vous trouve ! vous êtes blanc comme un meunier ; où vous êtes-vous fourré ?

— Ah diable ! prenez garde, Monsieur, et ne m’approchez pas que je ne me sois bien secoué.

— Pourquoi donc ? farine ou poudre ne font que blanchir ?

— Non pas, non pas ! ce que vous voyez là, sur mes bras, c’est de l’arsenic.

— De l’arsenic ?

— Oui. Je fais mes provisions pour les rats.

— Oh ! dans un établissement comme celui-ci, les rats jouent un grand rôle.

— Ce n’est pas de cet établissement que je m’occupe, monsieur le comte : les rats m’y ont plus mangé qu’ils ne me mangeront.

— Que voulez-vous dire ?

— Mais, vous avez pu le voir, monsieur le comte, on fait mon inventaire.

— Vous quittez le commerce ?

— Eh ! mon Dieu, oui ; je cède mon fonds à un de mes garçons.

— Bah ! vous êtes donc assez riche ?

— Monsieur, j’ai pris la ville en dégoût ; je ne sais si c’est parce que je vieillis, et que, comme le disait un jour M. d’Artagnan, quand on vieillit, on pense plus souvent aux choses de la jeunesse ; mais, depuis quelque temps, je me sens entraîné vers la campagne et le jardinage : j’étais paysan, moi, autrefois.

Et Planchet ponctua cet aveu d’un petit rire un peu prétentieux pour un homme qui eût fait profession d’humilité.

Athos approuva du geste.

— Vous achetez des terres ? dit-il ensuite.

— J’ai acheté, Monsieur.

— Ah ! tant mieux.

— Une petite maison à Fontainebleau et quelque vingt arpents aux alentours.

— Très-bien, Planchet, mon compliment.

— Mais, Monsieur, nous sommes bien mal ici ; voilà que ma maudite poussière vous fait tousser. Corbleu ! je ne me soucie pas d’empoisonner le plus digne gentilhomme de ce royaume.

Athos ne sourit pas à cette plaisanterie, que lui décochait Planchet pour s’essayer aux facéties mondaines.

— Oui, dit-il, causons à l’écart ; chez vous, par exemple. Vous avez un chez-vous, n’est-ce pas ?

— Certainement, monsieur le comte.

— Là-haut, peut-être ?

Et Athos, voyant Planchet embarrassé, voulut le dégager en passant devant.

— C’est que… dit Planchet en hésitant.

Athos se méprit au sens de cette hésitation, et, l’attribuant à une crainte qu’aurait l’épicier d’offrir une hospitalité médiocre :

— N’importe, n’importe ! dit-il en passant toujours, le logement d’un marchand, dans ce quartier, a le droit de ne pas être un palais. Allons toujours.

Raoul le précéda lestement et entra.

Deux cris se firent entendre simultanément ; on pourrait dire trois.

L’un de ces cris domina les autres : il était poussé par une femme.

L’autre sortit de la bouche de Raoul. C’était une exclamation de surprise. Il ne l’eût pas plutôt poussée qu’il ferma vivement la porte.

Le troisième était de l’effroi. Planchet l’avait proféré.

— Pardon, ajouta-t-il, c’est que Madame s’habille.

Raoul avait vu sans doute que Planchet disait vrai, car il fit un pas pour redescendre.

— Madame ?… dit Athos. Ah ! pardon, mon cher, j’ignorais que vous eussiez là-haut…

— C’est Trüchen, ajouta Planchet un peu rouge.

— C’est ce qu’il vous plaira, mon bon Planchet ; pardon de notre indiscrétion.

— Non, non ; montez à présent, Messieurs.

— Nous n’en ferons rien, dit Athos.

— Oh ! Madame étant prévenue, elle aura eu le temps…

— Non, Planchet. Adieu !