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Athos cherchait un passage dans la jonchée de linge et de vaisselle.

— Ah ! oui, enjambez, dit le duc.

Et il offrit un verre plein à Athos.

Celui-ci accepta ; Raoul mouilla ses lèvres à peine.

— Voici votre commission, dit le prince à Raoul. Je l’avais préparée, comptant sur vous. Vous allez courir devant moi jusqu’à Antibes.

— Oui, Monseigneur.

— Voici l’ordre.

Et M. de Beaufort donna l’ordre à Bragelonne.

— Connaissez-vous la mer ? dit-il.

— Oui, Monseigneur, j’ai voyagé avec M. le Prince.

— Bien. Tous ces chalands, toutes ces allèges m’attendront pour me faire escorte et charrier mes provisions. Il faut que l’armée puisse s’embarquer dans quinze jours au plus tard.

— Ce sera fait, Monseigneur.

— Le présent ordre vous donne le droit de visite et de recherche dans toutes les îles qui longent la côte ; vous y ferez les enrôlements et les enlèvements que vous voudrez pour moi.

— Oui, monsieur le duc.

— Et, comme vous êtes un homme actif, comme vous travaillerez beaucoup, vous dépenserez beaucoup d’argent.

— J’espère que non, Monseigneur.

— J’espère que si. Mon intendant a préparé des bons de mille livres payables sur les villes du Midi. On vous en donnera cent. Allez, cher vicomte.

Athos interrompit le prince.

— Gardez votre argent, Monseigneur ; la guerre se fait chez les Arabes avec de l’or autant qu’avec du plomb.

— Je veux essayer du contraire, repartit le duc ; et puis vous savez mes idées sur mon expédition : beaucoup de bruit, beaucoup de feu, et je disparaîtrai, s’il le faut, dans la fumée.

Ayant ainsi parlé, M. de Beaufort voulut se remettre à rire ; mais il était mal tombé avec Athos et Raoul. Il s’en aperçut aussitôt.

— Ah ! dit-il avec l’égoïsme courtois de son rang et de son âge, vous êtes des gens qu’il ne faut pas voir après le dîner, froids, roides et secs, quand je suis tout feu, tout souplesse et tout vin. Non, le diable m’emporte ! je vous verrai toujours à jeun, vicomte ; et vous, comte, si vous continuez, je ne vous verrai plus.

Il disait cela en serrant la main d’Athos, qui lui répondit en souriant :

— Monseigneur, ne faites pas cet éclat, parce que vous avez beaucoup d’argent. Je vous prédis que, avant un mois, vous serez sec, roide et froid, en présence de votre coffre, et qu’alors, ayant Raoul à vos côtés, vous serez surpris de le voir gai, bouillant et généreux, parce qu’il aura des écus neufs à vous offrir.

— Dieu vous entende ! s’écria le duc enchanté. Je vous garde, comte.

— Non, je pars avec Raoul ; la mission dont vous le chargez est pénible, difficile. Seul, il aurait trop de peine à la remplir. Vous ne faites pas attention, Monseigneur, que vous venez de lui donner un commandement de premier ordre.

— Bah !

— Et dans la marine !

— C’est vrai. Mais ne fait-on pas tout ce qu’on veut, quand on lui ressemble ?

— Monseigneur, vous ne trouverez nulle part autant de zèle et d’intelligence, autant de réelle bravoure que chez Raoul ; mais, s’il vous manquait votre embarquement, vous n’auriez que ce que vous méritez.

— Le voilà qui me gronde !

— Monseigneur, pour approvisionner une flotte, pour rallier une flottille, pour enrôler votre service maritime, il faudrait un an à un amiral. Raoul est un capitaine de cavalerie, et vous lui donnez quinze jours.

— Je vous dis qu’il s’en tirera.

— Je le crois bien ; mais je l’y aiderai.

— J’ai bien compté sur vous, et je compte bien même qu’une fois à Toulon, vous ne le laisserez pas partir seul.

— Oh ! fit Athos en secouant la tête.

— Patience ! patience !

— Monseigneur, laissez-nous prendre congé.

— Allez donc, et que ma fortune vous aide !

— Adieu, Monseigneur, et que votre fortune vous aide aussi !

— Voilà une expédition bien commencée, dit Athos à son fils. Pas de vivres, pas de réserves, pas de flottille de charge ; que fera-t-on ainsi ?

— Bon ! murmura Raoul, si tous y vont faire ce que j’y ferai, les vivres ne manqueront pas.

— Monsieur, répliqua sévèrement Athos, ne soyez pas injuste et fou dans votre égoïsme ou dans votre douleur, comme il vous plaira. Dès que vous partez pour cette guerre avec l’intention d’y mourir, vous n’avez besoin de personne, et ce n’était pas la peine de vous faire recommander à M. de Beaufort. Dès que vous approchez du prince commandant, dès que vous acceptez la responsabilité d’une charge dans l’armée, il ne s’agit plus de vous, il s’agit de tous ces pauvres soldats qui, comme vous, ont un cœur et un corps, qui pleureront la patrie et souffriront toutes les nécessités de la condition humaine. Sachez, Raoul, que l’officier est un ministre aussi utile qu’un prêtre, et qu’il doit avoir plus de charité qu’un prêtre.

— Monsieur, je le savais et je l’ai pratiqué ; je l’eusse fait encore… mais…

— Vous oubliez aussi que vous êtes d’un pays fier de sa gloire militaire ; allez mourir si vous voulez, mais ne mourez pas sans honneur et sans profit pour la France. Allons, Raoul, ne vous attristez pas de mes paroles ; je vous aime et voudrais que vous fussiez parfait.

— J’aime vos reproches, Monsieur, dit doucement le jeune homme ; ils me guérissent, ils me prouvent que quelqu’un m’aime encore.

— Et maintenant, partons, Raoul ; le temps est si beau, le ciel est si pur, ce ciel que nous trouverons toujours au-dessus de nos têtes, que vous reverrez plus pur encore à Djidgelli, et qui vous parlera de moi là-bas comme ici il me parle de Dieu.

Les deux gentilshommes, après s’être accordés sur ce point, s’entretinrent des folles façons du duc, convinrent que la France serait servie d’une manière incomplète dans l’esprit et la pratique de l’expédition, et, ayant résumé cette politique par le mot vanité, ils se mirent en marche pour obéir à leur volonté plus encore qu’au destin.

Le sacrifice était accompli.


CCXXXVII

LE PLAT D’ARGENT


Le voyage fut doux. Athos et son fils traversèrent toute la France en faisant une quinzaine de lieues par jour, quelquefois davantage, selon que le chagrin de Raoul redoublait d’intensité.