Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/755

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

voudrait avoir sa tête pour être assuré qu’elle ne parlera plus.

— C’est le désir de la reine mère ?

— Un ordre.

— On cherchera ce M. d’Herblay, Madame.

— Oh ! nous savons bien où il est.

Colbert regarda la duchesse.

— Dites, Madame.

— Il est à Belle-Isle-en-Mer.

— Chez M. Fouquet ?

— Chez M. Fouquet.

— On l’aura !

Ce fut au tour de la duchesse à sourire.

— Ne croyez pas cela si facilement, dit-elle, et ne le promettez pas si légèrement.

— Pourquoi donc, Madame ?

— Parce que M. d’Herblay n’est pas de ces gens qu’on prend quand on veut.

— Un rebelle, alors ?

— Oh ! nous autres, monsieur Colbert, nous avons passé toute notre vie à faire les rebelles, et, pourtant, vous le voyez bien, loin d’être pris, nous prenons les autres.

Colbert attacha sur la vieille duchesse un de ces regards farouches dont rien ne traduisait l’expression, et, avec une fermeté qui ne manquait point de grandeur :

— Le temps n’est plus, dit-il, où les sujets gagnaient des duchés à faire la guerre au roi de France. M. d’Herblay, s’il conspire, mourra sur un échafaud. Cela fera ou ne fera pas plaisir à ses ennemis, peu nous importe.

Et ce nous, étrange dans la bouche de Colbert, fit un instant rêver la duchesse. Elle se surprit à compter intérieurement avec cet homme.

Colbert avait ressaisi la supériorité dans l’entretien ; il voulut la garder.

— Vous me demandez, dit-il, Madame, de faire arrêter ce M. d’Herblay ?

— Moi ? Je ne vous demande rien.

— Je croyais, Madame ; mais, puisque je me suis trompé, laissons faire. Le roi n’a encore rien dit.

La duchesse se mordit les ongles.

— D’ailleurs, continua Colbert, quelle pauvre prise que celle de cet évêque ! Gibier de roi, un évêque ! oh ! non, non, je ne m’en occuperai même point.

La haine de la duchesse se découvrit.

— Gibier de femme, dit-elle, et la reine est une femme. Si elle veut qu’on arrête M. d’Herblay, c’est qu’elle a ses raisons. D’ailleurs, M. d’Herblay n’est-il pas ami de celui qui va tomber en disgrâce ?

— Oh ! qu’à cela ne tienne ! dit Colbert. On ménagera cet homme, s’il n’est pas l’ennemi du roi. Cela vous déplaît ?

— Je ne dis rien.

— Oui… vous le voulez voir en prison, à la Bastille, par exemple ?

— Je crois un secret mieux caché derrière les murs de la Bastille que derrière ceux de Belle-Isle.

— J’en parlerai au roi, qui éclaircira le point.

— En attendant l’éclaircissement, Monsieur, l’évêque de Vannes se sera enfui. J’en ferais autant.

— Enfui ! lui ! et où s’enfuirait-il ? L’Europe est à nous, de volonté, sinon de fait.

— Il trouvera toujours un asile, Monsieur. On voit bien que vous ignorez à qui vous avez affaire. Vous ne connaissez pas M. d’Herblay, vous n’avez pas connu Aramis. C’était un de ces quatre mousquetaires qui, sous le feu roi, ont fait trembler le cardinal de Richelieu, et qui, pendant la Régence, ont donné tant de souci à monseigneur de Mazarin.

— Mais, Madame, comment fera-t-il, à moins qu’il n’ait un royaume à lui ?

— Il l’a, Monsieur.

— Un royaume à lui, M. d’Herblay !

— Je vous répète, Monsieur, que, s’il lui faut un royaume, il l’a ou il l’aura.

— Enfin, du moment que vous prenez un intérêt si grand à ce qu’il n’échappe pas, Madame, ce rebelle, je vous assure, n’échappera pas.

— Belle-Isle est fortifiée, monsieur Colbert, et fortifiée par lui.

— Belle-Isle fût-elle aussi défendue par lui, Belle-Isle n’est pas imprenable, et, si M. l’évêque de Vannes est enfermé dans Belle-Isle, eh bien, Madame, on fera le siège de la place et on le prendra.

— Vous pouvez être bien certain, Monsieur, que le zèle que vous déployez pour les intérêts de la reine mère touchera vivement Sa Majesté, et que vous en aurez une magnifique récompense ; mais que lui dirai-je de vos projets sur cet homme ?

— Qu’une fois pris il sera enfoui dans une forteresse d’où jamais son secret ne sortira.

— Très-bien, monsieur Colbert, et nous pouvons dire qu’à dater de cet instant nous avons fait tous deux une alliance solide, vous et moi, et que je suis bien à votre service.

— C’est moi, Madame, qui me mets au vôtre. Ce chevalier d’Herblay, c’est un espion de l’Espagne, n’est-ce pas ?

— Mieux que cela.

— Un ambassadeur secret ?

— Montez toujours.

— Attendez… Le roi Philippe III est dévot. C’est… le confesseur de Philippe III ?

— Plus haut encore.

— Mordieu ! s’écria Colbert, qui s’oublia jusqu’à jurer en présence de cette grande dame, de cette vieille amie de la reine mère, de la duchesse de Chevreuse enfin. C’est donc le général des jésuites ?

— Je crois que vous avez deviné, répondit la duchesse.

— Ah ! Madame, alors cet homme nous perdra tous si nous ne le perdons, et encore faut-il se hâter !

— C’est mon avis, Monsieur ; mais je n’osais vous le dire.

— Et nous avons eu du bonheur qu’il se soit attaqué au trône, au lieu de s’attaquer à nous.

— Mais notez bien ceci, monsieur Colbert : jamais M. d’Herblay ne se décourage, et, s’il a manqué son coup, il recommencera. S’il a laissé échapper l’occasion de se faire un roi pour lui, il en fera tôt ou tard un autre, dont, à coup sûr, vous ne serez pas le premier ministre.

Colbert fronça le sourcil avec une expression menaçante.

— Je compte bien que la prison nous réglera cette affaire-là d’une manière satisfaisante pour tous deux, Madame.

La duchesse sourit.

— Si vous saviez, dit-elle, combien de fois Aramis est sorti de prison !

— Oh ! reprit Colbert, nous aviserons à ce qu’il n’en sorte pas cette fois-ci.

— Mais vous n’avez donc pas entendu ce que je vous ai dit tout à l’heure ? Vous ne vous rappelez donc pas qu’Aramis était un des quatre invincibles que redoutait Richelieu ? Et, à cette époque, les quatre mousquetaires n’avaient