Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/759

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jamais trouvé un homme de votre esprit et de votre cœur ?

— Cela vous plaît à dire, fit d’Artagnan. Vous attendez à aujourd’hui pour me faire un compliment pareil ?

— Aveugles que nous sommes ! murmura Fouquet.

— Voilà votre voix qui s’enroue, dit d’Artagnan. Buvez, Monseigneur, buvez.

Et il lui offrit une tasse de tisane avec la plus cordiale amitié ; Fouquet la prit et le remercia par un bon sourire.

— Ces choses-là n’arrivent qu’à moi, dit le mousquetaire. J’ai passé dix ans sous votre barbe quand vous remuiez des tonnes d’or ; vous faisiez quatre millions de pension par an, vous ne m’avez jamais remarqué ; et voilà que vous vous apercevez que je suis au monde, précisément au moment…

— Où je vais tomber, interrompit Fouquet. C’est vrai, cher monsieur d’Artagnan.

— Je ne dis pas cela.

— Vous le pensez, c’est tout. Eh bien, si je tombe, prenez ma parole pour vraie, je ne passerai pas un jour sans me dire, en me frappant la tête : « Fou ! fou ! stupide mortel ! Tu avais M. d’Artagnan sous la main, et tu ne t’es pas servi de lui ! et tu ne l’as pas enrichi ! »

— Vous me comblez ! dit le capitaine ; je raffole de vous.

— Encore un homme qui ne pense pas comme M. Colbert, fit le surintendant.

— Que ce Colbert vous tient aux côtes ! C’est pis que votre fièvre.

— Ah ! j’ai mes raisons, dit Fouquet. Jugez-les.

Et il lui raconta les détails de la course des gabares et l’hypocrite persécution de Colbert.

— N’est-ce pas le meilleur signe de ma ruine ?

D’Artagnan devint sérieux.

— C’est juste, dit-il. Oui, cela sent mauvais, comme disait M. de Tréville.

Et il attacha sur Fouquet son regard intelligent et significatif.

— N’est-ce pas, capitaine, que je suis bien désigné ? N’est-ce pas que le roi m’amène bien à Nantes pour m’isoler de Paris, où j’ai tant de créatures, et pour s’emparer de Belle-Isle ?

— Où est M. d’Herblay, ajouta d’Artagnan.

Fouquet leva la tête.

— Quant à moi, Monseigneur, poursuivit d’Artagnan, je puis vous assurer que le roi ne m’a rien dit contre vous.

— Vraiment ?

— Le roi m’a commandé de partir pour Nantes, c’est vrai ; de n’en rien dire à M. de Gesvres.

— Mon ami.

— À M. de Gesvres, oui, Monseigneur, continua le mousquetaire, dont les yeux ne cessaient de parler un langage opposé au langage des lèvres. Le roi m’a commandé encore de prendre une brigade des mousquetaires, ce qui est superflu en apparence, puisque le pays est calme.

— Une brigade, dit Fouquet en se levant sur un coude.

— Quatre-vingt-seize cavaliers, oui, Monseigneur, le même nombre qu’on avait pris pour arrêter MM. de Chalais, de Cinq-Mars et Montmorency.

Fouquet dressa l’oreille à ces mots, prononcés sans valeur apparente.

— Et puis ? dit-il.

— Et puis d’autres ordres insignifiants, tels que ceux-ci : « Garder le château ; garder chaque logis ; ne laisser aucun garde de M. de Gesvres prendre faction. » De M. de Gesvres, votre ami.

— Et pour moi, s’écria Fouquet, quels ordres ?

— Pour vous, Monseigneur, pas le plus petit mot.

— Monsieur d’Artagnan, il s’agit de me sauver l’honneur et la vie, peut-être ! Vous ne me tromperiez pas ?

— Moi !… et dans quel but ? Est-ce que vous êtes menacé ? Seulement, il y a bien, touchant les carrosses et les bateaux, un ordre…

— Un ordre ?

— Oui ; mais qui ne saurait vous concerner. Simple mesure de police.

— Laquelle, capitaine ? laquelle ?

— C’est d’empêcher tous chevaux ou bateaux de sortir de Nantes sans un sauf-conduit signé du roi.

— Grand-Dieu ! mais…

D’Artagnan se mit à rire.

— Cela n’aura d’exécution qu’après l’arrivée du roi à Nantes ; ainsi, vous voyez bien, Monseigneur, que l’ordre ne vous concerne en rien.

Fouquet devint rêveur, et d’Artagnan feignit de ne pas remarquer sa préoccupation.

— Pour que je vous confie la teneur des ordres qu’on m’a donnés, il faut que je vous aime et que je tienne à vous prouver qu’aucun n’est dirigé contre vous.

— Sans doute, dit Fouquet distrait.

— Récapitulons, dit le capitaine avec son coup d’œil chargé d’insistance : Garde spéciale et sévère du château dans lequel vous aurez votre logis n’est-ce pas ? Connaissez-vous ce château ?… Ah ! Monseigneur, une vraie prison ! Absence totale de M. de Gesvres, qui a l’honneur d’être de vos amis… Clôture des portes de la ville et de la rivière, sauf une passe, mais seulement quand le roi sera venu… Savez-vous bien, monsieur Fouquet, que si, au lieu de parler à un homme comme vous, qui êtes un des premiers du royaume, je parlais à une conscience troublée, inquiète, je me compromettrais à jamais ? La belle occasion pour quelqu’un qui voudrait prendre le large ! Pas de police, pas de gardes, pas d’ordres ; l’eau libre, la route franche, M. d’Artagnan obligé de prêter ses chevaux si on les lui demandait ! Tout cela doit vous rassurer, monsieur Fouquet ; car le roi ne m’eût pas laissé ainsi indépendant, s’il eût eu de mauvais desseins. En vérité, monsieur Fouquet, demandez-moi tout ce qui pourra vous être agréable : je suis à votre disposition ; et seulement, si vous y consentez, vous me rendrez un service : celui de souhaiter le bonjour à Aramis et à Porthos, au cas où vous embarqueriez pour Belle-Isle, ainsi que vous avez le droit de le faire, sans désemparer, tout de suite, en robe de chambre, comme vous voilà.

Sur ces mots, et avec une profonde révérence, le mousquetaire, dont les regards n’avaient rien perdu de leur intelligente bienveillance, sortit de l’appartement et disparut.

Il n’était pas aux degrés du vestibule, que Fouquet, hors de lui, se pendit à la sonnette et cria :

— Mes chevaux ! ma gabare !

Personne ne répondit.

Le surintendant s’habilla lui-même de tout ce qu’il trouva sous sa main.

— Gourville !… Gourville !… cria-t-il tout en glissant sa montre dans sa poche.

Et la sonnette joua encore, tandis que Fouquet répétait :

— Gourville !… Gourville !…

Gourville parut, haletant, pâle.