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de Nantes dominées par le château, la ligne tracée par les rues, comme il eût fait sur un plan topographique ; seulement, au lieu de papier mort et plat, vide et désert, la carte vivante se dressait en relief avec des mouvements, les cris et les ombres des hommes et des choses.

Au-delà de l’enceinte de la ville, les grandes plaines verdoyantes s’étendaient bordant la Loire, et semblaient courir vers l’horizon empourpré, que sillonnaient l’azur des eaux et le vert noirâtre des marécages.

Immédiatement après les portes de Nantes, deux chemins blancs montaient en divergeant comme les doigts écartés d’une main gigantesque.

D’Artagnan, qui avait embrassé tout le panorama d’un coup d’œil en traversant la terrasse, fut conduit par la ligne de la rue aux Herbes à l’aboutissement d’un de ces chemins qui prenait naissance sous la porte de Nantes.

Encore un pas, et il allait descendre l’escalier de la terrasse pour rentrer dans le donjon, prendre son carrosse à treillis, et marcher vers la maison de Fouquet.

Mais le hasard voulut que, au moment de se replonger dans l’escalier, il fût attiré par un point mouvant qui gagnait du terrain sur cette route.

— Qu’est cela ? se demanda le mousquetaire. Un cheval qui court, un cheval échappé sans doute ; comme il détale !

Le point mouvant se détacha de la route, et entra dans les pièces de luzerne.

— Un cheval blanc, continua le capitaine, qui venait de voir la couleur ressortir lumineuse sur le fond sombre, et il est monté ; c’est quelque enfant dont le cheval a soif, et l’emporte vers l’abreuvoir en diagonale.

Ces réflexions, rapides comme l’éclair, simultanées avec la perception visuelle, d’Artagnan les avait déjà oubliées quand il descendit les premières marches de l’escalier.

Quelques parcelles de papier jonchaient les marches, et étincelaient sur la pierre noircie des degrés.

— Eh ! eh ! se dit le capitaine, voici quelques-uns des fragments du billet déchiré par M. Fouquet. Pauvre homme ! il avait donné son secret au vent ; le vent n’en veut plus et le rapporte au roi. Décidément, pauvre Fouquet, tu joues de malheur ! la partie n’est pas égale ; la fortune est contre toi. L’étoile de Louis XIV obscurcit la tienne ; la couleuvre est plus forte ou plus habile que l’écureuil.

D’Artagnan ramassa un de ces morceaux de papier toujours en descendant.

— Petite écriture de Gourville ! s’écria-t-il en examinant un des fragments du billet, je ne m’étais pas trompé.

Et il lut le mot cheval.

— Tiens ! fit-il.

Et il en examina un autre, sur lequel pas une lettre n’était tracée.

Sur un troisième, il lut le mot blanc.

Cheval blanc, répéta-t-il, comme l’enfant qui épelle.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria le défiant esprit, cheval blanc !

Et, semblable à ce grain de poudre qui, brûlant, se dilate en un volume centuple, d’Artagnan, gonflé d’idées et de soupçons, remonta rapidement vers la terrasse.

Le cheval blanc courait, courait toujours dans la direction de la Loire, à l’extrémité de laquelle, fondue dans les vapeurs de l’eau, une petite voile apparaissait, balancée comme un atome.

— Oh ! oh ! cria le mousquetaire, il n’y a qu’un homme qui fuit pour courir aussi vite dans les terres labourées. Il n’y a qu’un Fouquet, un financier, pour courir ainsi en plein jour, sur un cheval blanc… Il n’y a que le Seigneur de Belle-Isle pour se sauver du côté de la mer, quand il y a des forêts si épaisses dans les terres… Et il n’y a qu’un d’Artagnan au monde pour rattraper M. Fouquet, qui a une demi-heure d’avance, et qui aura joint son bateau avant une heure.

Cela dit, le mousquetaire donna ordre que l’on menât grand train le carrosse aux treillis de fer dans un bouquet de bois situé hors de la ville. Il choisit son meilleur cheval, lui sauta sur le dos, et courut par la rue aux Herbes, en prenant, non pas le chemin qu’avait pris Fouquet, mais le bord même de la Loire, certain qu’il était de gagner dix minutes sur le total du parcours, et de joindre, à l’intersection des deux lignes, le fugitif qui ne soupçonnerait pas d’être poursuivi de ce côté.

Dans la rapidité de la course, et avec l’impatience du persécuteur, s’animant comme à la chasse, comme à la guerre, d’Artagnan, si doux, si bon pour Fouquet, se surprit à devenir féroce et presque sanguinaire.

Pendant longtemps, il courut sans apercevoir le cheval blanc ; sa fureur prenait les teintes de la rage ; il doutait de lui ; il supposait que Fouquet s’était abîmé dans un chemin souterrain, ou qu’il avait relayé le cheval blanc par un de ces fameux chevaux noirs, rapides comme le vent, dont d’Artagnan, à Saint-Mandé, avait tant de fois admiré, envié la légèreté vigoureuse.

À ces moments-là, quand le vent lui coupait les yeux et en faisait jaillir des larmes, quand la selle brûlait, quand le cheval, entamé dans sa chair vive, rugissait de douleur et faisait voler sous ses pieds de derrière une pluie de sable fin et de cailloux, d’Artagnan, se haussant sur l’étrier, et ne voyant rien sur l’eau, rien sous les arbres, cherchait en l’air comme un insensé. Il devenait fou. Dans le paroxysme de sa convoitise, il rêvait chemins aériens, découverte du siècle suivant ; il se rappelait Dédale et ses vastes ailes, qui l’avaient sauvé des prisons de la Crète.

Un rauque soupir s’exhalait de ses lèvres. Il répétait, dévoré par la crainte du ridicule :

— Moi ! moi ! dupé par un Gourville, moi !… On dira que je vieillis, on dira que j’ai reçu un million pour laisser fuir Fouquet !

Et il enfonçait ses deux éperons dans le ventre du cheval ; il venait de faire une lieue en deux minutes. Soudain, à l’extrémité d’un pacage, derrière des haies, il vit une forme blanche qui se montra, disparut, et demeura enfin visible sur un terrain plus élevé.

D’Artagnan tressaillit de joie ; son esprit se rasséréna aussitôt. Il essuya la sueur qui ruisselait de son front, desserra ses genoux, libre desquels le cheval respira plus largement, et, ramenant la bride, modéra l’allure du vigoureux animal, son complice dans cette chasse à l’homme. Il put alors étudier la forme de la route, et sa position quant à Fouquet.

Le surintendant avait mis son cheval blanc hors d’haleine, en traversant les terres molles. Il sentait le besoin de gagner un sol plus dur, et tendait vers la route par la sécante la plus courte.

D’Artagnan, lui, n’avait qu’à marcher droit sous la rampe d’une falaise qui le dérobait aux yeux de son ennemi ; de sorte qu’il le couperait