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D’Artagnan et Colbert échangèrent un regard.

— Et d’Angers, continua le roi, on conduira le prisonnier à la Bastille de Paris.

— Vous aviez raison, dit le mousquetaire au ministre.

— Saint-Aignan, continua le roi, vous ferez passer par les armes quiconque parlera bas, chemin faisant, à M. Fouquet.

— Mais moi, sire ? dit le duc.

— Vous, Monsieur, vous ne parlerez qu’en présence des mousquetaires.

Le duc s’inclina et sortit pour faire exécuter l’ordre.

D’Artagnan allait se retirer aussi ; le roi l’arrêta.

— Monsieur, dit-il, vous irez sur-le-champ prendre possession de l’île et du fief de Belle-Isle-en-Mer.

— Oui, sire. Moi seul ?

— Vous prendrez autant de troupes qu’il en faut pour ne pas rester en échec, si la place tenait.

Un murmure d’incrédulité adulatrice se fit entendre dans le groupe des courtisans.

— Cela s’est vu, dit d’Artagnan.

— Je l’ai vu dans mon enfance, reprit le roi, et je ne veux plus le voir. Vous m’avez entendu ? Allez, Monsieur et ne revenez ici qu’avec les clefs de la place.

Colbert s’approcha de d’Artagnan.

— Une commission qui, si vous la faites bien, dit-il, vous dégrossit le bâton de maréchal.

— Pourquoi dites-vous ces mots : Si vous la faites bien ?

— Parce qu’elle est difficile.

— Ah ! En quoi ?

— Vous avez des amis dans Belle-Isle, monsieur d’Artagnan, et ce n’est pas facile, aux gens comme vous, de marcher sur le corps d’un ami pour parvenir.

D’Artagnan baissa la tête, tandis que Colbert retournait auprès du roi.

Un quart d’heure après, le capitaine reçut l’ordre écrit de faire sauter Belle-Isle en cas de résistance, et le droit de justice haute et basse sur tous les habitants ou réfugiés, avec injonction de n’en pas laisser échapper un seul.

— Colbert avait raison, pensa d’Artagnan ; mon bâton de maréchal de France coûterait la vie à mes deux amis. Seulement, on oublie que mes amis ne sont pas plus stupides que les oiseaux, et qu’ils n’attendent pas la main de l’oiseleur pour déployer leurs ailes. Cette main, je la leur montrerai si bien, qu’ils auront le temps de la voir. Pauvre Porthos ! pauvre Aramis ! Non, ma fortune ne vous coûtera pas une plume de l’aile.

Ayant ainsi conclu, d’Artagnan rassembla l’armée royale, la fit embarquer à Paimbœuf, et mit à la voile sans perdre un moment.


CCXLVIII

BELLE-ISLE-EN-MER


À l’extrémité du môle, sur la promenade que bat la mer furieuse au flux du soir, deux hommes, se tenant par le bras, causaient d’un ton animé et expansif, sans que nul être humain pût entendre leurs paroles, enlevées qu’elles étaient une à une par les rafales du vent, avec la blanche écume arrachée aux crêtes des flots.

Le soleil venait de se coucher dans la grande nappe de l’Océan, rougi comme un creuset gigantesque.

Parfois, l’un des hommes se tournait vers l’est, interrogeant la mer avec une sombre inquiétude.

L’autre, interrogeant les traits de son compagnon, semblait chercher à deviner dans ses regards. Puis, tous deux muets, tous deux agitant de sombres pensées, ils reprenaient leur promenade.

Ces deux hommes, tout le monde les a déjà reconnus, étaient nos proscrits, Porthos et Aramis, réfugiés à Belle-Isle depuis la ruine des espérances, depuis la déconfiture du vaste plan de M. d’Herblay.

— Vous avez beau dire, mon cher Aramis, répétait Porthos en aspirant vigoureusement l’air salin dont il gonflait sa puissante poitrine ; vous avez beau dire, Aramis, ce n’est pas une chose ordinaire que cette disparition, depuis deux jours, de tous les bateaux de pêche qui étaient partis. Il n’y a pas d’orage en mer. Le temps est resté constamment calme, pas la plus légère tourmente, et, eussions-nous essuyé une tempête, toutes nos barques n’auraient pas sombré. Je vous le répète, c’est étrange, et cette disparition complète m’étonne, vous dis-je.

— C’est vrai, murmura Aramis ; vous avez raison, ami Porthos. C’est vrai, il y a quelque chose d’étrange là-dessous.

— Et, de plus, ajouta Porthos, auquel l’assentiment de l’évêque de Vannes semblait élargir les idées, de plus, avez-vous remarqué que, si les barques avaient péri, il n’est revenu aucune épave au rivage ?

— Je l’ai remarqué comme vous.

— Remarquez-vous, en outre, que les deux seules barques qui restaient dans toute l’île et que j’ai envoyées à la recherche des autres…

Aramis interrompit ici son compagnon par un cri et par un mouvement si brusque, que Porthos s’arrêta comme stupéfait.

— Que dites-vous là, Porthos ? Quoi ! vous avez envoyé les deux barques…

— À la recherche des autres ; mais oui, répondit tout simplement Porthos.

— Malheureux ! qu’avez-vous fait ? Alors, nous sommes perdus ! s’écria l’évêque.

— Perdus !… Plaît-il ? fit Porthos effaré. Pourquoi perdus, Aramis ? pourquoi sommes-nous perdus ?

Aramis se mordit les lèvres.

— Rien, rien. Pardon, je voulais dire…

— Quoi ?

— Que, si nous voulions, s’il nous prenait fantaisie de faire une promenade en mer, nous ne le pourrions pas.

— Bon ! Voilà qui vous tourmente ? Beau plaisir, ma foi ! Quant à moi, je ne le regrette pas. Ce que je regrette, ce n’est pas, certes, le plus ou moins d’agréments que l’on peut prendre à Belle-Isle ; ce que je regrette, Aramis, c’est Pierrefonds, c’est Bracieux, c’est le Vallon, c’est ma belle France : ici, l’on n’est pas en France, mon cher ami ; on est je ne sais où. Oh ! je puis vous le dire dans toute la sincérité de mon âme, et votre affection excusera ma franchise ; mais je vous déclare que je ne suis pas heureux à Belle-Isle ; non, vraiment, je ne suis pas heureux, moi !

Aramis soupira tout bas.

— Cher ami, répondit-il, voilà pourquoi il est bien triste que vous ayez envoyé les deux barques qui nous restaient à la recherche des bateaux disparus depuis deux jours. Si vous ne