Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/780

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— Oui, Monsieur, et des meilleurs, s’il vous plaît, répliqua Porthos.

— C’est vrai : je dirais même les meilleurs de tous les soldats, Messieurs, si je ne craignais d’offenser la mémoire de mon père.

— De votre père ? s’écria Aramis.

— Savez-vous comment je me nomme ?

— Ma foi ! non, Monsieur ; mais vous me le direz, et…

— Je m’appelle Georges de Biscarrat.

— Oh ! s’écria Porthos à son tour, Biscarrat ! Vous rappelez-vous ce nom, Aramis ?

— Biscarrat ?… rêva l’évêque. Il me semble…

— Cherchez bien, Monsieur, dit l’officier.

— Pardieu ! ce ne sera pas long, fit Porthos. Biscarrat, dit Cardinal… un des quatre qui vinrent nous interrompre le jour où nous entrâmes dans l’amitié de d’Artagnan, l’épée à la main.

— Précisément, Messieurs.

— Le seul, dit Aramis vivement, que nous ne blessâmes pas.

— Une rude lame, par conséquent, fit le prisonnier.

— C’est vrai, oh ! bien vrai, dirent les deux amis ensemble. Ma foi ! monsieur de Biscarrat, enchantés de faire la connaissance d’un aussi brave homme.

Biscarrat serra les deux mains que lui tendaient les deux anciens mousquetaires.

Aramis regarda Porthos, comme pour lui dire : « Voilà un homme qui nous aidera. » Et, sur-le-champ :

— Avouez, dit-il, Monsieur, qu’il fait bon d’avoir été honnête homme.

— Mon père me l’a toujours dit, Monsieur.

— Avouez, de plus, que c’est une triste circonstance que celle où vous vous trouvez de rencontrer des gens destinés à être arquebusés ou pendus, et de s’apercevoir que ces gens-là sont d’anciennes connaissances, de vieilles connaissances héréditaires.

— Oh ! vous n’êtes pas réservés à ce sort affreux, Messieurs et amis, dit vivement le jeune homme.

— Bah ! vous l’avez dit.

— Je l’ai dit tout à l’heure, quand je ne vous connaissais pas ; mais, maintenant que je vous connais, je dis : Vous éviterez ce destin funeste, si vous le voulez.

— Comment, si nous le voulons ? s’écria Aramis, dont les yeux brillèrent d’intelligence en regardant alternativement son prisonnier et Porthos.

— Pourvu, continua Porthos en regardant à son tour, avec une noble intrépidité, M. de Biscarrat et l’évêque, pourvu qu’on ne nous demande pas de lâchetés.

— On ne vous demandera rien du tout, Messieurs, reprit le gentilhomme de l’armée royale ; que voulez-vous qu’on vous demande ? si l’on vous trouve, on vous tue, c’est chose arrêtée ; tâchez donc, Messieurs, qu’on ne vous trouve pas.

— Je crois ne pas me tromper, fit Porthos avec dignité, mais il me semble bien que, pour nous trouver, il faut que l’on vienne nous quérir ici.

— En cela vous avez parfaitement raison, mon digne ami, reprit Aramis en interrogeant toujours du regard la physionomie de Biscarrat, silencieux et contraint. Vous voulez, monsieur de Biscarrat, nous dire quelque chose, nous faire quelque ouverture et vous n’osez pas, n’est-il pas vrai ?

— Ah ! Messieurs et amis, c’est qu’en parlant je trahis la consigne ; mais, tenez, j’entends une voix qui dégage la mienne en la dominant.

— Le canon ! fit Porthos.

— Le canon et la mousqueterie ! s’écria l’évêque.

On entendait gronder au loin, dans les roches, ces bruits sinistres d’un combat qui ne dura point.

— Qu’est-ce que cela ? demanda Porthos.

— Eh ! pardieu ! s’écria Aramis, c’est ce dont je me doutais.

— Quoi donc ?

— L’attaque faite par vous n’était qu’une feinte, n’est-il pas vrai, Monsieur ? et, pendant que vos compagnies se laissaient repousser, vous aviez la certitude d’opérer un débarquement de l’autre côté de l’île.

— Oh ! plusieurs, Monsieur.

— Nous sommes perdus, alors, fit paisiblement l’évêque de Vannes.

— Perdus ! cela est possible, répondit le seigneur de Pierrefonds ; mais nous ne sommes pas pris ni pendus.

Et, en disant ces mots, il se leva de la table, s’approcha du mur et en détacha froidement son épée et ses pistolets, qu’il visita avec ce soin du vieux soldat qui s’apprête à combattre, et qui sent que sa vie repose en grande partie sur l’excellence et la bonne tenue de ses armes.

Au bruit du canon, à la nouvelle de la surprise qui pouvait livrer l’île aux troupes royales, la foule éperdue se précipita dans le fort. Elle venait demander assistance et conseil à ses chefs.

Aramis, pâle et vaincu, se montra entre deux flambeaux à la fenêtre qui donnait sur la grande cour, pleine de soldats qui attendaient des ordres, et d’habitants éperdus qui imploraient secours.

— Mes amis, dit d’Herblay d’une voix grave et sonore, M. Fouquet, votre protecteur, votre ami, votre père, a été arrêté par ordre du roi et jeté à la Bastille.

Un long cri de fureur et de menace monta jusqu’à la fenêtre où se tenait l’évêque, et l’enveloppa d’un fluide vibrant.

— Vengeons M. Fouquet ! crièrent les plus exaltés. À mort les royaux !

— Non, mes amis, répliqua solennellement Aramis, non, mes amis, pas de résistance. Le roi est maître dans son royaume. Le roi est le mandataire de Dieu. Le roi et Dieu ont frappé M. Fouquet. Humiliez-vous devant la main de Dieu. Aimez Dieu et le roi, qui ont frappé M. Fouquet. Mais ne vengez pas votre seigneur, ne cherchez pas à le venger. Vous vous sacrifieriez en vain, vous, vos femmes et vos enfants, vos biens et votre liberté. Bas les armes, mes amis ! bas les armes ! puisque le roi vous le commande, et retirez-vous paisiblement dans vos demeures. C’est moi qui vous le demande, c’est moi qui vous en prie, c’est moi qui, au besoin, vous le commande au nom de M. Fouquet.

La foule, amassée sous la fenêtre, fit entendre un long frémissement de colère et d’effroi.

— Les soldats de Louis XIV sont entrés dans l’île, continua Aramis. Désormais, ce ne serait plus entre eux et vous un combat, ce serait un massacre. Allez, allez et oubliez ; cette fois, je vous le commande au nom du Seigneur.

Les mutins se retirèrent lentement, soumis et muets.

— Ah çà ! mais que venez-vous donc de dire là, mon ami ? dit Porthos.

— Monsieur, dit Biscarrat à l’évêque, vous sauvez tous ces habitants, mais vous ne sauvez ni votre ami ni vous.