Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/782

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me le recommander, Monseigneur, j’ai mis sous le banc de poupe, dans le coffre, vous savez, le baril de poudre et les charges de mousquet que vous m’aviez envoyés du fort.

— Bien, fit Aramis.

Et, prenant lui-même la lanterne, il visita minutieusement toutes les parties du canot avec les précautions d’un homme qui n’est ni timide ni ignorant en face du danger.

Le canot était long, léger, tirant peu d’eau, mince de quille, enfin de ceux que l’on a toujours si bien construits à Belle-Isle, un peu haut de bord, solide sur l’eau, très-maniable, muni de planches qui, dans les temps incertains, forment une sorte de pont sur lequel glissent les lames, et qui peuvent protéger les rameurs.

Dans deux coffres bien clos, placés sous les bancs de proue et de poupe, Aramis trouva du pain, du biscuit, des fruits secs, un quartier de lard, une bonne provision d’eau dans des outres ; le tout formant des rations suffisantes pour des gens qui ne devaient jamais quitter la côte et se trouvaient à même de se ravitailler si le besoin le commandait.

Les armes, huit mousquets et autant de pistolets de cavaliers, étaient en bon état et toutes chargées. Il y avait des avirons de rechange en cas d’accident, et cette petite voile appelée trinquette, qui aide la marche du canot en même temps que les rameurs nagent, qui est si utile lorsque la brise se fait sentir, et qui ne charge pas l’embarcation.

Lorsque Aramis eut reconnu toutes ces choses, et qu’il se fut montré content du résultat de son inspection :

— Consultons-nous, dit-il, cher Porthos, pour savoir s’il faut essayer de faire sortir la barque par l’extrémité inconnue de la grotte, en suivant la pente et l’ombre du souterrain, ou s’il vaut mieux, à ciel découvert, la faire glisser sur les rouleaux, par les bruyères, en aplanissant le chemin de la petite falaise, qui n’a pas vingt pieds de haut, et donne à son pied, dans la marée, trois ou quatre brasses de bonne eau sur un bon fond.

— Qu’à cela ne tienne, Monseigneur ! répliqua le patron Yves respectueusement ; mais je ne crois pas que par la pente du souterrain et dans l’obscurité où nous serions obligés de manœuvrer notre embarcation, le chemin soit aussi commode qu’en plein air. Je connais bien la falaise, et je puis vous certifier qu’elle est unie comme un gazon de jardin ; l’intérieur de la grotte, au contraire, est raboteux ; sans compter encore, Monseigneur, que, à l’extrémité, nous trouverons le boyau qui mène à la mer, et peut-être le canot n’y passera pas.

— J’ai fait mes calculs, répondit l’évêque, et j’ai la certitude qu’il passerait.

— Soit ; je le veux bien, Monseigneur, insista le patron ; mais Votre Grandeur sait bien que, pour le faire atteindre à l’extrémité du boyau, il faut lever une énorme pierre, celle sous laquelle passe toujours le renard, et qui ferme le boyau comme une porte.

— On la lèvera, dit Porthos ; ce n’est rien.

— Oh ! je sais que Monseigneur a la force de dix hommes, répliqua Yves ; seulement, c’est bien du mal pour Monseigneur.

— Je crois que le patron pourrait avoir raison, dit Aramis. Essayons du ciel ouvert.

— D’autant plus, Monseigneur, continua le pêcheur, que nous ne saurions nous embarquer avant le jour, tant il y a de travail, et que, aussitôt que le jour paraîtra, une bonne vedette, placée sur la partie supérieure de la grotte, nous sera nécessaire, indispensable même, pour surveiller les manœuvres des chalands ou des croiseurs qui nous guetteraient.

— Oui, Yves, oui, votre raison est bonne ; on va passer sur la falaise.

Et les trois robustes Bretons allaient, plaçant leurs rouleaux sous la barque, la mettre en mouvement, lorsque des aboiements lointains de chiens se firent entendre dans la campagne. Aramis s’élança hors de la grotte ; Porthos le suivit.

L’aube teignait de pourpre et de nacre les flots et la plaine ; dans le demi-jour, on voyait les petits sapins mélancoliques se tordre sur les pierres, et de longues volées de corbeaux rasaient de leurs ailes noires les maigres champs de sarrasin.

Un quart d’heure encore et le jour serait plein ; les oiseaux, réveillés, l’annonçaient joyeusement par leurs chants à toute la nature.

Les aboiements qu’on avait entendus, et qui avaient arrêté les trois pêcheurs prêts à remuer la barque et fait sortir Aramis et Porthos, se prolongeaient dans une gorge profonde, à une lieue environ de la grotte.

— C’est une meute, dit Porthos ; les chiens sont lancés sur une piste.

— Qu’est cela ? qui chasse en un pareil moment ? pensa Aramis.

— Et par ici, surtout, continua Porthos, par ici où l’on craint l’arrivée des royaux !

— Le bruit se rapproche. Oui, vous avez raison Porthos, les chiens sont sur une trace.

— Eh ! mais ! s’écria tout à coup Aramis, Yves, Yves, venez donc !

Yves accourut, laissant là le cylindre qu’il tenait encore et qu’il allait placer sous la barque quand cette exclamation de l’évêque interrompit sa besogne.

— Qu’est-ce que cette chasse, patron ? dit Porthos.

— Eh ! Monseigneur, répliqua le Breton, je n’y comprends rien. Ce n’est pas en un pareil moment que le seigneur de Locmaria chasserait. Non ; et pourtant, les chiens…

— À moins qu’ils ne se soient échappés du chenil.

— Non, dit Goennec, ce ne sont pas là les chiens du seigneur de Locmaria.

— Par prudence, reprit Aramis, rentrons dans la grotte ; évidemment les voix approchent, et, tout à l’heure, nous saurons à quoi nous en tenir.

Ils rentrèrent ; mais ils n’avaient pas fait cent pas dans l’ombre, qu’un bruit, semblable au rauque soupir d’une créature effrayée, retentit dans la caverne ; et, haletant, rapide, effrayé, un renard passa comme un éclair devant les fugitifs, sauta par-dessus la barque et disparut, laissant après lui son fumet âcre, conservé quelques secondes sous les voûtes basses du souterrain.

— Le renard ! crièrent les Bretons avec la joyeuse surprise du chasseur.

— Maudits soyons-nous ! cria l’évêque, notre retraite est découverte.

— Comment cela ? dit Porthos ; avons-nous peur d’un renard ?

— Eh ! mon ami, que dites-vous donc, et que vous inquiétez-vous du renard ? Ce n’est pas de lui qu’il s’agit, pardieu ! Mais ne savez-vous pas, Porthos, qu’après le renard viennent les chiens, et qu’après les chiens viennent les hommes ?

Porthos baissa la tête.

On entendit, comme pour confirmer les pa-