Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/796

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qui n’entendait rien et qui ne voyait que du coin de l’œil, fut obligé de crier :

— Est-ce qu’il n’est pas là, M. d’Artagnan ?

— Me voici, répliqua le mousquetaire en s’avançant.

— Eh bien, Monsieur, dit le roi en fixant son œil clair sur d’Artagnan, qu’avez-vous à me dire ?

— Moi, sire ? répliqua celui-ci, qui guettait le premier coup de l’adversaire pour faire une bonne riposte ; moi ? Je n’ai rien à dire à Votre Majesté, sinon qu’elle m’a fait arrêter et que me voici.

Le roi allait répondre qu’il n’avait pas fait arrêter d’Artagnan ; mais cette phrase lui parut être une excuse et il se tut.

D’Artagnan garda un silence obstiné.

— Monsieur, reprit le roi, que vous avais-je chargé d’aller faire à Belle-Isle ? Dites-le-moi, je vous prie.

Le roi, en prononçant ces mots, regardait fixement son capitaine.

Ici, d’Artagnan était trop heureux ; le roi lui faisait la partie si belle !

— Je crois, répliqua-t-il, que Votre Majesté me fait l’honneur de me demander ce que je suis allé faire à Belle-Isle ?

— Oui, Monsieur.

— Eh bien, sire, je n’en sais rien ; ce n’est pas à moi qu’il faut demander cela, c’est à ce nombre infini d’officiers de toute espèce, à qui l’on avait donné un nombre infini d’ordres de tous genres, tandis qu’à moi, chef de l’expédition, l’on n’avait ordonné rien de précis.

Le roi fut blessé ; il le montra par sa réponse.

— Monsieur, répliqua-t-il, on n’a donné des ordres qu’aux gens qu’on a jugés fidèles.

— Aussi m’étonné-je, sire, riposta le mousquetaire, qu’un capitaine comme moi, qui a valeur de maréchal de France, se soit trouvé sous les ordres de cinq ou six lieutenants ou majors, bons à faire des espions, c’est possible, mais nullement bons à conduire des expéditions de guerre. Voilà sur quoi je venais demander à Votre Majesté des explications, lorsque la porte m’a été refusée ; ce qui, dernier outrage fait à un brave homme, m’a conduit à quitter le service de Votre Majesté.

— Monsieur, repartit le roi, vous croyez toujours vivre dans un siècle où les rois étaient, comme vous vous plaignez de l’avoir été, sous les ordres et à la discrétion de leurs inférieurs. Vous me paraissez trop oublier qu’un roi ne doit compte qu’à Dieu de ses actions.

— Je n’oublie rien du tout, sire, fit le mousquetaire, blessé à son tour de la leçon. D’ailleurs, je ne vois pas en quoi un honnête homme, quand il demande au roi en quoi il l’a mal servi, l’offense.

— Vous m’avez mal servi, Monsieur, en prenant le parti de mes ennemis contre moi.

— Quels sont vos ennemis, sire ?

— Ceux que je vous envoyais combattre.

— Deux hommes ! ennemis de l’armée de Votre Majesté ! Ce n’est pas croyable, sire.

— Vous n’avez point à juger mes volontés.

— J’ai à juger mes amitiés, sire.

— Qui sert ses amis ne sert pas son maître.

— Je l’ai si bien compris, sire, que j’ai offert respectueusement ma démission à Votre Majesté.

— Et je l’ai acceptée, Monsieur, dit le roi. Avant de me séparer de vous, j’ai voulu vous prouver que je savais tenir ma parole.

— Votre Majesté a tenu plus que sa parole ; car Votre Majesté m’a fait arrêter, dit d’Artagnan de son air froidement railleur ; elle ne me l’avait pas promis.

Le roi dédaigna cette plaisanterie, et, venant au sérieux :

— Voyons, Monsieur, dit-il, à quoi votre désobéissance m’a forcé.

— Ma désobéissance ? s’écria d’Artagnan rouge de colère.

— C’est le nom le plus doux que j’ai trouvé, poursuivit le roi. Mon idée, à moi, était de prendre et de punir des rebelles ; avais-je à m’inquiéter si les rebelles étaient vos amis ?

— Mais j’avais à m’en inquiéter, moi, répondit d’Artagnan. C’était une cruauté à Votre Majesté de m’envoyer prendre mes amis pour les amener à vos potences.

— C’était, Monsieur, une épreuve que j’avais à faire sur les prétendus serviteurs qui mangent mon pain et doivent défendre ma personne. L’épreuve a mal réussi, monsieur d’Artagnan.

— Pour un mauvais serviteur que perd Votre Majesté, dit le mousquetaire avec amertume, il y en a dix qui ont, ce même jour, fait leurs preuves. Écoutez-moi, sire ; je ne suis pas accoutumé à ce service-là, moi. Je suis une épée rebelle quand il s’agit de faire le mal. Il était mal à moi d’aller poursuivre, jusqu’à la mort, deux hommes dont M. Fouquet, le sauveur de Votre Majesté, vous avait demandé la vie. De plus, ces deux hommes étaient mes amis. Ils n’attaquaient pas Votre Majesté ; ils succombaient sous le poids d’une colère aveugle. D’ailleurs, pourquoi ne les laissait-on pas fuir ? Quel crime avaient-ils commis ? J’admets que vous me contestiez le droit de juger leur conduite. Mais, pourquoi me soupçonner avant l’action ? pourquoi m’entourer d’espions ? pourquoi me déshonorer devant l’armée ? pourquoi, moi, dans lequel vous avez jusqu’ici montré la confiance la plus entière, moi qui, depuis trente ans, suis attaché à votre personne et vous ai donné mille preuves de dévouement, car, il faut bien que je le dise, aujourd’hui que l’on m’accuse, pourquoi me réduire à voir trois mille soldats du roi marcher en bataille contre deux hommes ?

— On dirait que vous oubliez ce que ces hommes m’ont fait ? dit le roi d’une voix sourde, et qu’il n’a pas tenu à eux que je ne fusse perdu.

— Sire, on dirait que vous oubliez que j’étais là !

— Assez, monsieur d’Artagnan, assez de ces intérêts dominateurs qui viennent ôter le soleil à mes intérêts. Je fonde un État dans lequel il n’y aura qu’un maître, je vous l’ai promis autrefois ; le moment est venu de tenir ma promesse. Vous voulez être, selon vos goûts et vos amitiés, libre d’entraver mes plans et de sauver mes ennemis ? Je vous brise ou je vous quitte. Cherchez un maître plus commode. Je sais bien qu’un autre roi ne se conduirait point comme je le fais, et qu’il se laisserait dominer par vous, risque à vous envoyer un jour tenir compagnie à M. Fouquet et aux autres ; mais j’ai bonne mémoire, et, pour moi, les services sont des titres sacrés à la reconnaissance, à l’impunité. Vous n’aurez, monsieur d’Artagnan, que cette leçon pour punir votre indiscipline, et je n’imiterai pas mes prédécesseurs dans leur colère, ne les ayant pas imités dans leur faveur. Et puis d’autres raisons me font agir doucement envers vous : c’est que, d’abord, vous êtes un homme de sens, homme de grand sens, homme de cœur, et que vous serez un bon serviteur pour qui vous aura dompté ; c’est ensuite que vous allez cesser d’avoir des motifs d’insubordination. Vos amis