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le franchit avec courage et expose sa vie pour combattre la mort. Il est la dernière ressource du mourant ; il est l’instrument de la miséricorde céleste. Sire, nous vous supplions, à mains jointes, à deux genoux, comme on supplie la Divinité ; madame Fouquet n’a plus d’amis, plus de soutiens ; elle pleure dans sa maison, pauvre et déserte, abandonnée par tous ceux qui en assiégeaient la porte au moment de la faveur ; elle n’a plus de crédit, elle n’a plus d’espoir ! Au moins, le malheureux sur qui s’appesantit votre colère reçoit de vous, tout coupable qu’il est, le pain que mouillent chaque jour ses larmes. Aussi affligée, plus dénuée que son époux, madame Fouquet, celle qui eut l’honneur de recevoir Votre Majesté à sa table, madame Fouquet, l’épouse de l’ancien surintendant des finances de Votre Majesté, madame Fouquet n’a plus de pain !

Ici, le silence mortel qui enchaînait le souffle des deux amis de Pélisson fut rompu par l’éclat des sanglots, et d’Artagnan dont la poitrine se brisait en écoutant cette humble prière, tourna sur lui-même, vers l’angle du cabinet, pour mordre en liberté sa moustache et comprimer ses soupirs. Le roi avait conservé son œil sec, son visage sévère ; mais la rougeur était montée à ses joues, et l’assurance de ses regards diminuait visiblement.

— Que souhaitez-vous ? dit-il d’une voix émue.

— Nous venons demander humblement à Votre Majesté, répliqua Pélisson, que l’émotion gagnait peu à peu, de nous permettre, sans encourir sa disgrâce, de prêter à Madame Fouquet deux mille pistoles, recueillies parmi tous les anciens amis de son mari, pour que la veuve ne manque pas des choses les plus nécessaires à la vie.

À ce mot de veuve, prononcé par Pélisson, quand Fouquet vivait encore, le roi pâlit extrêmement ; sa fierté tomba ; la pitié lui vint du cœur aux lèvres. Il laissa tomber un regard attendri sur tous ces gens qui sanglotaient à ses pieds.

— À Dieu ne plaise, répondit-il, que je confonde l’innocent avec le coupable ! Ceux-là me connaissent mal qui doutent de ma miséricorde envers les faibles. Je ne frapperai jamais que les arrogants. Faites, Messieurs, faites tout ce que votre cœur vous conseillera pour soulager la douleur de madame Fouquet. Allez, Messieurs, allez.

Les trois hommes se relevèrent silencieux, l’œil aride. Les larmes s’étaient taries au contact brûlant de leurs joues et de leurs paupières. Ils n’eurent pas la force d’adresser un remercîment au roi, lequel, d’ailleurs, coupa court à leurs révérences solennelles en se retranchant vivement derrière son fauteuil. D’Artagnan demeura seul avec le roi.

— Bien ! dit-il en s’approchant du jeune prince, qui l’interrogeait du regard ; bien, mon maître ! Si vous n’aviez pas la devise qui pare votre soleil, je vous en conseillerais une, quitte à la faire traduire en latin par M. Conrart : « Doux au petit, rude au fort ! »

Le roi sourit et passa dans la salle voisine, après avoir dit à d’Artagnan :

— Je vous donne le congé dont vous devez avoir besoin pour mettre en ordre les affaires de feu M. du Vallon, votre ami.


CCLXI

LE TESTAMENT DE PORTHOS


À Pierrefonds, tout était en deuil. Les cours étaient désertes, les écuries fermées, les parterres négligés. Dans les bassins, s’arrêtaient d’eux-mêmes les jets d’eau, naguère épanouis, bruyants et brillants. Sur les chemins, autour du château, venaient quelques graves personnages sur des mules ou sur des bidets de ferme. C’étaient les voisins de campagne, les curés et les baillis des terres limitrophes. Tout ce monde entrait silencieusement au château, remettait sa monture à un palefrenier morne, et se dirigeait, conduit par un chasseur vêtu de noir, vers la grande salle, où, sur le seuil, Mousqueton recevait les arrivants. Mousqueton avait tellement maigri depuis deux jours, que ses habits remuaient sur lui, pareils à ces fourreaux trop larges, dans lesquels dansent les fers des épées. Sa figure, couperosée de rouge et de blanc, comme celle de la Madone de Van Dyck, était sillonnée par deux ruisseaux argentés qui creusaient leur lit dans ses joues, aussi pleines jadis qu’elles étaient flasques depuis son deuil. À chaque nouvelle visite, Mousqueton trouvait de nouvelles larmes, et c’était pitié de le voir étreindre son gosier par sa grosse main pour ne pas éclater en sanglots. Toutes ces visites avaient pour but la lecture du testament de Porthos, annoncée pour ce jour, et à laquelle voulaient assister toutes les convoitises ou toutes les amitiés du mort, qui ne laissait aucun parent après lui. Les assistants prenaient place à mesure qu’ils arrivaient, et la grande salle venait d’être fermée quand sonna l’heure de midi, heure fixée pour la lecture. Le procureur de Porthos, et c’était naturellement le successeur de maître Coquenard, commença par déployer lentement le vaste parchemin, sur lequel la puissante main de Porthos avait tracé ses volontés suprêmes. Le cachet rompu, les lunettes mises, la toux préliminaire ayant retenti, chacun tendit l’oreille. Mousqueton s’était blotti dans un coin pour mieux pleurer, pour moins entendre. Tout à coup, la porte à deux battants de la grande salle, qui avait été refermée, s’ouvrit comme par un prodige, et une figure mâle apparut sur le seuil, resplendissant dans la plus vive lumière du soleil. C’était d’Artagnan, qui était arrivé seul jusqu’à cette porte, et ne trouvant personne pour lui tenir l’étrier, avait attaché son cheval au heurtoir, et s’annonçait lui-même. L’éclat du jour envahissant la salle, le murmure des assistants, et, plus que tout cela, l’instinct du chien fidèle, arrachèrent Mousqueton à sa rêverie. Il releva la tête, reconnut le vieil ami du maître, et, hurlant de douleur, vint lui embrasser les genoux en arrosant les dalles de ses larmes. D’Artagnan releva le pauvre intendant, l’embrassa comme un frère, et, ayant salué noblement l’assemblée, qui s’inclinait tout entière en chuchotant son nom, il alla s’asseoir à l’extrémité de la grande salle de chêne sculpté, tenant toujours la main de Mousqueton, qui suffoquait et s’asseyait sur le marchepied. Alors le procureur, qui était ému comme les autres, commença la lecture. Porthos, après une profession de foi des plus chrétiennes, demandait pardon à ses ennemis du tort qu’il avait pu leur causer. À ce paragraphe, un rayon d’inexprimable orgueil glissa des yeux de d’Artagnan. Il se rappelait le vieux soldat. Tous ces ennemis de Porthos, terrassés par