Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/804

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— Voilà qui est étrange, dit-il à son valet de chambre, qui l’accompagnait.

— Arrêtons-nous, Monsieur, je vous en conjure ! répondit le fidèle serviteur. Voilà que vous pâlissez.

— Cela ne m’empêchera pas de poursuivre ma route, puisque je suis en chemin, répliqua le comte.

Et il rendit les rênes à son cheval. Mais soudain l’animal, au lieu d’obéir à la pensée de son maître, s’arrêta. Un mouvement dont Athos ne se rendit pas compte avait serré le mors.

— Quelque chose, dit Athos, veut que je n’aille pas plus loin. Soutenez-moi, ajouta-t-il en étendant les bras ; vite, approchez ! je sens tous mes muscles qui se détendent, et je vais tomber de cheval.

Le valet avait vu le mouvement fait par son maître en même temps qu’il avait reçu l’ordre. Il s’approcha vivement, reçut le comte dans ses bras, et, comme on n’était pas encore assez éloigné de la maison pour que les serviteurs, demeurés sur le seuil de la porte pour voir partir M. de La Fère, n’aperçussent pas ce désordre dans la marche ordinairement si régulière de leur maître, le valet de chambre appela ses camarades du geste et de la voix ; alors tous accoururent avec empressement. À peine Athos eut-il fait quelques pas pour retourner vers sa maison, qu’il se trouva mieux. Sa vigueur sembla renaître, et la volonté lui revint de pousser vers Blois. Il fit faire une volte à son cheval. Mais, au premier mouvement de celui-ci, il retomba dans cet état de torpeur et d’angoisse.

— Allons, décidément, murmura-t-il, on veut que je reste chez moi.

Ses gens s’approchèrent ; on le descendit de cheval, et tous le portèrent en courant vers sa maison. Tout fut bientôt préparé dans sa chambre ; ils le couchèrent dans son lit.

— Vous ferez bien attention, leur dit-il en se disposant à dormir, que j’attends aujourd’hui même des lettres d’Afrique.

— Monsieur apprendra sans doute avec plaisir que le fils de Blaisois est monté à cheval pour gagner une heure sur le courrier de Blois, répondit le valet de chambre.

— Merci ! répondit Athos avec son sourire de bonté.

Le comte s’endormit ; son sommeil anxieux ressemblait à une souffrance. Celui qui le veillait vit sur ses traits poindre, à plusieurs reprises, l’expression d’une torture intérieure. Peut-être Athos rêvait-il. La journée se passa ; le fils de Blaisois revint ; le courrier n’avait pas apporté de nouvelles. Le comte calculait avec désespoir les minutes, il frémissait quand ces minutes avaient formé une heure. L’idée qu’on l’avait oublié là-bas lui vint une fois et lui coûta une atroce douleur au cœur. Personne, dans la maison, n’espérait plus que le courrier arrivât, son heure était passée depuis longtemps. Quatre fois, l’exprès envoyé à Blois avait réitéré son voyage, et rien n’était venu à l’adresse du comte. Athos savait que ce courrier n’arrivait qu’une fois par semaine. C’était donc un retard de huit mortels jours à subir. Il commença la nuit avec cette douloureuse persuasion. Tout ce qu’un homme malade et irrité par la souffrance peut ajouter de sombres suppositions à des probabilités déjà tristes, Athos l’entassa pendant les premières heures de cette mortelle nuit. La fièvre monta ; elle envahit la poitrine, où le feu prit bientôt, suivant l’expression du médecin qu’on avait ramené de Blois au dernier voyage du fils de Blaisois. Bientôt elle gagna la tête. Le médecin pratiqua successivement deux saignées qui la dégagèrent, mais qui affaiblirent le malade et ne laissèrent la force d’action qu’à son cerveau. Cependant cette fièvre redoutable avait cessé. Elle assiégeait de ses derniers battements les extrémités engourdies ; elle finit par céder tout à fait lorsque minuit sonna. Le médecin, voyant ce mieux incontestable, regagna Blois après avoir ordonné quelques prescriptions et déclaré que le comte était sauvé. Alors commença, pour Athos, une situation étrange, indéfinissable. Libre de penser, son esprit se porta vers Raoul, vers ce fils bien-aimé. Son imagination lui montra les champs de l’Afrique aux environs de Djidgelli, où M. de Beaufort avait dû s’embarquer avec son armée. C’étaient des roches grises toutes verdies en certains endroits par l’eau de la mer, quand elle vient fouetter la plage pendant les tourmentes et les tempêtes. Au-delà du rivage, diapré de ces roches semblables à des tombes, montait en amphithéâtre, parmi les lentisques et les cactus, une sorte de bourgade pleine de fumée, de bruits obscurs et de mouvements effarés. Tout à coup, du sein de cette fumée se dégagea une flamme qui parvint, bien qu’en rampant, à couvrir toute la surface de cette bourgade, et qui grandit peu à peu, englobant tout dans ses tourbillons rouges, pleurs, cris, bras étendus au ciel. Ce fut, pendant un moment, un pêle-mêle affreux de madriers s’écroulant, de lames tordues, de pierres calcinées, d’arbres grillés, disparus. Chose étrange ! dans ce chaos où Athos distinguait des bras levés, où il entendait des cris, des sanglots, des soupirs, il ne vit jamais une figure humaine. Le canon tonnait au loin, la mousqueterie pétillait, la mer mugissait, les troupeaux s’échappaient en bondissant sur les talus verdoyants. Mais pas un soldat pour approcher la mèche auprès des batteries de canon, pas un marin pour aider à la manœuvre de cette flotte, pas un pasteur pour ces troupeaux. Après la ruine du village et la destruction des forts qui le dominaient, ruine et destruction opérées magnifiquement, sans la coopération d’un seul être humain, la flamme s’éteignit, la fumée recommença de monter, puis diminua d’intensité, pâlit et s’évapora complètement. La nuit alors se fit dans ce paysage ; une nuit opaque sur terre, brillante au firmament ; les grosses étoiles flamboyantes qui scintillent au ciel africain brillaient sans rien éclairer qu’elles-mêmes autour d’elles. Un long silence s’établit qui servit à reposer un moment l’imagination troublée d’Athos, et, comme il sentait que ce qu’il avait à voir n’était pas terminé, il appliqua plus attentivement les regards de son intelligence sur le spectacle étrange que lui réservait son imagination. Ce spectacle continua bientôt pour lui. Une lune douce et pâle se leva derrière les versants de la côte, et moirant d’abord des plis onduleux de la mer, qui semblait s’être calmée après les mugissements qu’elle avait fait entendre pendant la vision d’Athos, la lune, disons-nous, vint attacher ses diamants et ses opales aux broussailles et aux halliers de la colline. Les roches grises, comme autant de fantômes silencieux et attentifs, semblèrent dresser leurs têtes verdâtres pour examiner aussi le champ de bataille à la clarté de la lune, et Athos s’aperçut que ce champ, entièrement vide pendant le combat, était maintenant jonché de corps abattus. Un inexplicable frisson de crainte et d’horreur saisit son âme, quand il reconnut l’uniforme blanc et bleu des soldats de Picardie, leurs longues piques au manche bleu et leurs mousquets marqués de la fleur de lis à la crosse ; quand il vit toutes les blessures béantes et froides regarder le ciel azuré, comme pour lui redemander les âmes auxquelles elles avaient livré passage ; quand il vit les chevaux, éventrés, mornes, la langue pendante de côté hors des lèvres, dormir dans le sang glacé répandu autour