Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/814

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Cela se conçoit, sire.

— Je vois avec peine que ces rois de la mer, ils s’appellent ainsi, tiennent le commerce de la France dans les Indes, et que leurs vaisseaux occuperont tous les ports de l’Europe ; une pareille force m’est trop voisine, ma sœur.

— Ils sont vos alliés, cependant ?

— C’est pourquoi ils ont eu tort de faire frapper cette médaille que vous savez, qui représente la Hollande arrêtant le soleil, comme Josué, avec cette légende : Le soleil s’est arrêté devant moi. C’est peu fraternel, n’est-ce pas ?

— Je croyais que vous aviez oublié cette misère ?

— Je n’oublie jamais rien, ma sœur. Et si mes amis vrais, tels que votre frère Charles, veulent me seconder…

La princesse resta pensive.

— Écoutez : il y a l’empire des mers à partager, fit Louis XIV. Pour ce partage que subissait l’Angleterre, est-ce que je ne représenterai pas la seconde part aussi bien que les Hollandais ?

— Nous avons mademoiselle de Kéroualle pour traiter cette question-là, repartit Madame.

— Votre seconde condition, je vous prie, pour partir, ma sœur ?

— Le consentement de Monsieur, mon mari.

— Vous l’allez avoir.

— Alors, je suis partie, mon frère.

En écoutant ces mots, Louis XIV se retourna vers le coin de la salle où se trouvaient Colbert et Aramis avec d’Artagnan, et il fit avec son ministre un signe affirmatif. Colbert brisa alors la conversation au point où elle se trouvait et dit à Aramis :

— Monsieur l’ambassadeur, voulez-vous que nous parlions affaires ?

D’Artagnan s’éloigna aussitôt par discrétion. Il se dirigea vers la cheminée, à portée d’entendre ce que le roi allait dire à Monsieur, lequel, plein d’inquiétude, venait à sa rencontre. Le visage du roi était animé. Sur son front se lisait une volonté dont l’expression redoutable ne rencontrait déjà plus de contradiction en France, et ne devait bientôt plus en rencontrer en Europe.

— Monsieur, dit le roi à son frère, je ne suis pas content de M. le chevalier de Lorraine. Vous, qui lui faites l’honneur de le protéger, conseillez-lui de voyager pendant quelques mois.

Ces mots tombèrent avec le fracas d’une avalanche sur Monsieur, qui adorait ce favori et concentrait en lui toutes les tendresses. Il s’écria :

— En quoi le chevalier a-t-il pu déplaire à Votre Majesté ?

Il lança un furieux regard à Madame.

— Je vous dirai cela quand il sera parti, répliqua le roi impassible. Et aussi quand Madame, que voici, aura passé en Angleterre.

— Madame en Angleterre ! murmura Monsieur saisi de stupeur.

— Dans huit jours, mon frère, continua le roi, tandis que, nous deux, nous irons où je vous dirai.

Et le roi tourna les talons après avoir souri à son frère pour adoucir les amertumes de ces deux nouvelles. Pendant ce temps-là, Colbert causait toujours avec M. le duc d’Alaméda.

— Monsieur, dit Colbert à Aramis, voici le moment de nous entendre. Je vous ai raccommodé avec le roi, et je devais bien cela à un homme de votre mérite ; mais, comme vous m’avez quelquefois témoigné de l’amitié, l’occasion s’offre de m’en donner une preuve. Vous êtes d’ailleurs plus Français qu’Espagnol. Aurons-nous, répondez-moi franchement, la neutralité de l’Espagne, si nous entreprenons contre les Provinces-Unies ?

— Monsieur, répliqua Aramis, l’intérêt de l’Espagne est bien clair. Brouiller avec l’Europe les Provinces-Unies, contre lesquelles subsiste l’ancienne rancune de leur liberté conquise, c’est notre politique ; mais le roi de France est allié des Provinces-Unies. Vous n’ignorez pas ensuite que ce serait une guerre maritime, et que la France n’est pas, je crois, en état de la faire avec avantage.

Colbert, se retournant à ce moment, vit d’Artagnan qui cherchait un interlocuteur pendant les apartés du roi et de Monsieur. Il l’appela. Et tout bas à Aramis :

— Nous pouvons causer avec monsieur d’Artagnan, dit-il.

— Oh ! certes, répondit l’ambassadeur.

— Nous étions à dire, M. d’Alaméda et moi, fit Colbert, que la guerre avec les Provinces-Unies serait une guerre maritime.

— C’est évident, répondit le mousquetaire.

— Et qu’en pensez-vous, monsieur d’Artagnan ?

— Je pense que, pour faire cette guerre maritime, il nous faudrait une bien grosse armée de terre.

— Plaît-il ? fit Colbert qui croyait avoir mal entendu.

— Pourquoi une armée de terre ? dit Aramis.

— Parce que le roi sera battu sur mer s’il n’a pas les Anglais avec lui, et que, battu sur mer, il sera vite envahi, soit par les Hollandais dans les ports, soit par les Espagnols sur terre.

— L’Espagne neutre ? dit Aramis.

— Neutre tant que le roi sera le plus fort, repartit d’Artagnan.

Colbert admira cette sagacité, qui ne touchait jamais à une question sans l’éclairer à fond. Aramis sourit. Il savait trop que, en fait de diplomates, d’Artagnan ne reconnaissait pas de maître. Colbert, qui, comme tous les hommes d’orgueil, caressait sa fantaisie avec une certitude de succès, reprit la parole :

— Qui vous dit, monsieur d’Artagnan, que le roi n’a pas de marine ?

— Oh ! je ne me suis pas occupé de ces détails, répliqua le capitaine. Je suis un médiocre homme de mer. Comme tous les gens nerveux, je hais la mer ; cependant, j’ai idée qu’avec des vaisseaux, la France étant un port de mer à deux cents têtes, on aurait des marins.

Colbert tira de sa poche un petit carnet oblong, divisé en deux colonnes. Sur la première, étaient des noms de vaisseaux ; sur la seconde, des chiffres résumant le nombre de canons et d’hommes qui équipaient ces vaisseaux.

— J’ai eu la même idée que vous, dit-il à d’Artagnan, et je me suis fait faire un relevé des vaisseaux, que nous avons additionnés. Trente-cinq vaisseaux.

— Trente-cinq vaisseaux ! C’est impossible ! s’écria d’Artagnan.

— Quelque chose comme deux mille pièces de canon, fit Colbert. C’est ce que le roi possède en ce moment. Avec trente-cinq vaisseaux on fait trois escadres, mais j’en veux cinq.

— Cinq ! s’écria Aramis.

— Elles seront à flot avant la fin de l’année, Messieurs ; le roi aura cinquante vaisseaux de ligne. On lutte avec cela, n’est-ce pas ?

— Faire des vaisseaux, dit d’Artagnan, c’est difficile, mais possible. Quant à les armer, comment faire ? En France, il n’y a ni fonderies, ni chantiers militaires.

— Bah ! répondit Colbert d’un air épanoui, depuis un an et demi, j’ai installé tout cela, vous