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Page:Dumas - Le Vicomte de Bragelonne, 1876.djvu/816

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— Monsieur, lui dit-il, nous avions tous deux une revanche à prendre l’un sur l’autre. J’ai commencé ; à votre tour !

— Je vous fais réparation, Monsieur, répondit d’Artagnan, et vous supplie de dire au roi que la première occasion qui me sera offerte comptera pour une victoire ou verra ma mort.

— Je fais broder dès à présent, dit Colbert, les fleurs de lis d’or de votre bâton de maréchal.

Le lendemain de ce jour, Aramis, qui partait pour Madrid afin de négocier la neutralité de l’Espagne, vint embrasser d’Artagnan à son hôtel.

— Aimons-nous pour quatre, dit d’Artagnan, nous ne sommes plus que deux.

— Et tu ne me verras peut-être plus, cher d’Artagnan, dit Aramis ; si tu savais comme je t’ai aimé ! Je suis vieux, je suis éteint, je suis mort.

— Mon ami, dit d’Artagnan, tu vivras plus que moi, la diplomatie t’ordonne de vivre ; mais, moi, l’honneur me condamne à mort.

— Bah ! les hommes comme nous, monsieur le maréchal, ne meurent que rassasiés de joie et de gloire.

— Ah ! répliqua d’Artagnan avec un triste sourire, c’est qu’à présent je ne me sens plus d’appétit, monsieur le duc.

Ils s’embrassèrent encore, et, deux heures après, ils étaient séparés.


LA MORT DE M. D’ARTAGNAN


Contrairement à ce qui arrive toujours, soit en politique, soit en morale, chacun tint ses promesses et fit honneur à ses engagements. Le roi appela M. de Guiche et chassa M. le chevalier de Lorraine ; de telle façon que Monsieur en fit une maladie. Madame partit pour Londres, où elle s’appliqua si bien à faire goûter à Charles II, son frère, les conseils politiques de mademoiselle de Kéroualle, que l’alliance entre la France et l’Angleterre fut signée, et que les vaisseaux anglais, lestés par quelques millions d’or français, firent une terrible campagne contre les flottes des Provinces-Unies. Charles II avait promis à mademoiselle de Kéroualle un peu de reconnaissance pour ses bons conseils : il la fit duchesse de Portsmouth. Colbert avait promis au roi des vaisseaux, des munitions et des victoires. Il tint parole, comme on sait. Enfin Aramis, celui de tous sur les promesses duquel on pouvait le moins compter, écrivit à Colbert la lettre suivante, au sujet des négociations dont il s’était chargé à Madrid :


« Monsieur Colbert,

« J’ai l’honneur de vous expédier le R. P. d’Oliva, général par intérim de la société de Jésus, mon successeur provisoire. Le révérend père vous expliquera, monsieur Colbert, que je garde la direction de toutes les affaires de l’ordre qui concernent la France et l’Espagne ; mais que je ne veux pas conserver le titre de général, qui jetterait trop de lumière sur la marche des négociations dont Sa Majesté Catholique veut bien me charger. Je reprendrai ce titre par l’ordre de Sa Majesté quand les travaux que j’ai entrepris, de concert avec vous, pour la plus grande gloire de Dieu et de son Église, seront menés à bonne fin. Le R. P. d’Oliva vous instruira aussi, Monsieur, du consentement que donne Sa Majesté Catholique à la signature d’un traité qui donne la neutralité de l’Espagne, dans le cas d’une guerre entre la France et les Provinces-Unies. Ce consentement serait valable, même si l’Angleterre, au lieu de se porter active, se contentait de demeurer neutre. Quant au Portugal, dont nous avions parlé vous et moi, Monsieur, je puis vous assurer qu’il contribuera de toutes ses ressources à aider le roi Très-Chrétien dans sa guerre. Je vous prie, monsieur Colbert, de me vouloir garder votre amitié, comme aussi de croire à mon profond attachement, et de mettre mon respect aux pieds de Sa Majesté Très-Chrétienne.

« Signé : le duc d’Alaméda. »


Aramis avait donc tenu plus qu’il n’avait promis ; il restait à savoir comment le roi, M. Colbert et M. d’Artagnan seraient fidèles les uns aux autres. Au printemps, comme l’avait prédit Colbert, l’armée de terre entra en campagne. Elle précédait, dans un ordre magnifique, la cour de Louis XIV qui, parti à cheval, entouré de carrosses pleins de dames et de courtisans, menait à cette fête sanglante l’élite de son royaume. Les officiers de l’armée n’eurent, il est vrai, d’autre musique que l’artillerie des forts hollandais ; mais ce fut assez pour un grand nombre, qui trouvèrent dans cette guerre les honneurs, l’avancement, la fortune ou la mort. M. d’Artagnan partit, commandant un corps de douze mille hommes, cavalerie et infanterie, avec lequel il eut ordre de prendre les différentes places qui sont les nœuds de ce réseau stratégique qu’on appelle la Frise. Jamais armée ne fut conduite plus galamment à une expédition. Les officiers savaient que le maître, aussi prudent, aussi rusé, qu’il était brave, ne sacrifierait ni un homme ni un pouce de terrain sans nécessité. Il avait les vieilles habitudes de la guerre : vivre sur le pays, tenir le soldat chantant, l’ennemi pleurant. Le capitaine des mousquetaires du roi mettait sa coquetterie à montrer qu’il savait l’état. On ne vit jamais occasions mieux choisies, coups de main mieux appuyés, fautes de l’assiégé mieux mises à profit. L’armée de d’Artagnan prit douze petites places en un mois. Il en était à la treizième, et celle-ci tenait depuis cinq jours. D’Artagnan fit ouvrir la tranchée sans paraître supposer que ces gens-là pussent jamais se rendre. Les pionniers et les travailleurs étaient, dans l’armée de cet homme, un corps rempli d’émulation, d’idées et de zèle, parce qu’il les traitait en soldats, savait leur rendre la besogne glorieuse, et ne les laissait jamais tuer que quand il ne pouvait faire autrement. Aussi fallait-il voir l’acharnement avec lequel se retournaient les marécageuses glèbes de la Hollande. Ces tourbières et ces glaises fondaient, au dire des soldats, comme le beurre aux vastes poêles des ménagères frisonnes. M. d’Artagnan expédia un courrier au roi pour lui donner avis des derniers succès ; ce qui redoubla la belle humeur de Sa Majesté et ses dispositions à bien fêter les dames. Ces victoires de M. d’Artagnan donnaient tant de majesté au prince, que madame de Montespan ne l’appela plus que Louis l’invincible. Aussi, mademoiselle de La Vallière, qui n’appelait le roi que Louis le Victorieux, perdit-elle beaucoup de la faveur de Sa Majesté. D’ailleurs, elle avait souvent les yeux rouges, et, pour un invincible, rien n’est aussi rebutant qu’une maîtresse qui pleure, alors que tout sourit autour de lui. L’astre de mademoiselle de La Vallière se noyait à l’horizon dans les nuages et les larmes. Mais la gaieté de madame de Montespan redoublait avec les succès du roi, et le consolait de toute autre disgrâce. C’était à d’Artagnan que le roi devait cela. Sa Majesté voulut reconnaître ces services ; il écrivit à M. Colbert :


« Monsieur Colbert, nous avons une promesse à remplir envers M. d’Artagnan, qui tient les siennes. Je vous fais savoir qu’il est l’heure de s’y exécuter. Toutes provisions à cet égard vous seront fournies en temps utile.

« Louis. »


En conséquence, Colbert, qui retenait près de lui l’envoyé de d’Artagnan, remit à cet officier une lettre de lui, Colbert, pour d’Artagnan, et