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puisque vous avez écouté ma conversation avec mon frère, n’a rien à faire contre un homme comme Monck.

— Oui, sire, c’était votre opinion, je le sais bien, mais, heureusement pour vous, ce n’était pas la mienne.

— Que voulez-vous dire ?

— Que sans armée et sans million j’ai fait, moi, ce que Votre Majesté ne croyait pouvoir faire qu’avec une armée et un million.

— Comment ! Que dites-vous ? Qu’avez-vous fait ?

— Ce que j’ai fait ? Eh bien, sire, je suis allé prendre là-bas cet homme si gênant pour Votre Majesté.

— En Angleterre ?

— Précisément, sire.

— Vous êtes allé prendre Monck en Angleterre ?

— Aurais-je mal fait par hasard ?

— En vérité, vous êtes fou, Monsieur !

— Pas le moins du monde, Sire.

— Vous avez pris Monck ?

— Oui, sire.

— Où cela ?

— Au milieu de son camp.

Le roi tressaillit d’impatience et haussa les épaules.

— Et l’ayant pris sur la chaussée de Newcastle, dit simplement d’Artagnan, je l’apporte à Votre Majesté.

— Vous me l’apportez ! s’écria le roi presque indigné de ce qu’il regardait comme une mystification.

— Oui, sire, répondit d’Artagnan du même ton, je vous l’apporte ; il est là-bas, dans une grande caisse percée de trous pour qu’il puisse respirer.

— Mon Dieu !

— Oh ! soyez tranquille, sire, on a eu les plus grands soins pour lui. Il arrive donc en bon état et parfaitement conditionné. Plaît-il à Votre Majesté de le voir, de causer avec lui ou de le faire jeter à l’eau ?

— Oh ! mon Dieu ! répéta Charles, oh ! mon Dieu ! Monsieur, dites-vous vrai ? Ne m’insultez-vous point par quelque indigne plaisanterie ? Vous auriez accompli ce trait inouï d’audace et de génie ! Impossible !

— Votre Majesté me permet-elle d’ouvrir la fenêtre ? dit d’Artagnan en l’ouvrant.

Le roi n’eut même pas le temps de dire oui. D’Artagnan donna un coup de sifflet aigu et prolongé qu’il répéta trois fois dans le silence de la nuit.

— Là ! dit-il, on va l’apporter à Votre Majesté.


XXIX

OÙ D’ARTAGNAN COMMENCE A CRAINDRE D’AVOIR PLACÉ SON ARGENT ET CELUI DE PLANCHET À FONDS PERDU.


Le roi ne pouvait revenir de sa surprise, et regardait tantôt le visage souriant du mousquetaire, tantôt cette sombre fenêtre qui s’ouvrait sur la nuit. Mais avant qu’il eût fixé ses idées, huit des hommes de d’Artagnan, car deux restèrent pour garder la barque, apportèrent à la maison, où Parry le reçut, cet objet de forme oblongue qui renfermait pour le moment les destinées de l’Angleterre.

Avant de partir de Calais, d’Artagnan avait fait confectionner dans cette ville une sorte de cercueil assez large et assez profond pour qu’un homme pût s’y retourner à l’aise. Le fond et les côtés, matelassés proprement, formaient un lit assez doux pour que le roulis ne pût transformer cette espèce de cage en assommoir. La petite grille dont d’Artagnan avait parlé au roi, pareille à la visière d’un casque, existait à la hauteur du visage de l’homme. Elle était taillée de façon qu’au moindre cri une pression subite pût étouffer ce cri, et au besoin celui qui eût crié.

D’Artagnan connaissait si bien son équipage et si bien son prisonnier, que, pendant toute la route, il avait redouté deux choses : ou que le général ne préférât la mort à cet étrange esclavage et ne se fît étouffer à force de vouloir parler ; ou que ses gardiens ne se laissassent tenter par les offres du prisonnier et ne le missent, lui, d’Artagnan, dans la boîte, à la place de Monck.

Aussi d’Artagnan avait-il passé les deux jours et les deux nuits près du coffre, seul avec le général, lui offrant du vin et des aliments qu’il avait refusés, et essayant éternellement de le rassurer sur la destinée qui l’attendait à la suite de cette singulière captivité. Deux pistolets sur la table et son épée nue rassuraient d’Artagnan sur les indiscrétions du dehors.

Une fois à Scheveningen, il avait été complètement rassuré. Ses hommes redoutaient fort tout conflit avec les seigneurs de la terre. Il avait d’ailleurs intéressé à sa cause celui qui lui servait moralement de lieutenant, et que nous avons vu répondre au nom de Menneville. Celui-là, n’étant point un esprit vulgaire, avait plus à risquer que les autres, parce qu’il avait plus de conscience. Il croyait donc à un avenir au service de d’Artagnan, et, en conséquence, il se fût fait hacher plutôt que de violer la consigne donnée par le chef. Aussi était-ce à lui qu’une fois débarqué d’Artagnan avait confié la caisse et la respiration du général. C’était aussi à lui qu’il avait recommandé de faire apporter la caisse par les sept hommes aussitôt qu’il entendrait le triple coup de sifflet. On voit que ce lieutenant obéit.

Le coffre une fois dans la maison du roi, d’Artagnan congédia ses hommes avec un gracieux sourire et leur dit :

— Messieurs, vous avez rendu un grand service à Sa Majesté le roi Charles II, qui, avant six semaines, sera roi d’Angleterre. Votre gratification sera doublée ; retournez m’attendre au bateau.

Sur quoi tous partirent avec des transports de joie qui épouvantèrent le chien lui-même.

D’Artagnan avait fait apporter le coffre jusque dans l’antichambre du roi. Il ferma avec le plus grand soin les portes de cette antichambre ; après