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Il avait donc entre lui et toute agression possible, une porte, une armoire, et une table.

L’hôtellerie avait paru à Chicot à peu près inhabitée. L’hôte avait une figure candide ; il faisait ce soir-là un vent à décorner des bœufs, et l’on entendait dans les arbres voisins ces craquements effroyables qui deviennent, au dire de Lucrèce, un bruit si doux et si hospitalier pour le voyageur bien clos et bien couvert, étendu dans un bon lit.

Chicot, après tous ces préparatifs de défense, se plongea délicieusement dans le sien. Il faut le dire, ce lit était moelleux et constitué de façon à garantir un homme de toutes les inquiétudes, vinssent-elles des hommes, vinssent-elles des choses.

En effet, il s’abritait sous de larges rideaux de serge verte, et une courtine, épaisse comme un édredon, chatouillait d’une douce chaleur les membres du voyageur endormi.

Chicot avait soupé comme Hippocrate ordonne de le faire, c’est-à-dire modestement : il n’avait bu qu’une bouteille de vin ; son estomac, dilaté comme il convient, envoyait à tout l’organisme cette sensation de bien-être que communique, sans y faillir jamais, ce complaisant organe, suppléant du cœur chez beaucoup de gens qu’on appelle des honnêtes gens.

Chicot était éclairé par une lampe qu’il avait posée sur le rebord de la table qui avoisinait son lit ; il lisait, avant de s’endormir et un peu pour s’endormir, un livre fort curieux et fort nouveau qui venait de paraître, et qui était l’œuvre d’un certain maire de Bordeaux que l’on appelait Montagne ou Montaigne.

Ce livre avait été imprimé à Bordeaux même en 1581 ; il contenait les deux premières parties d’un ouvrage assez connu depuis et intitulé les Essais. Ce livre était assez amusant pour qu’un homme le lût et le relût pendant le jour. Mais il avait en même temps l’avantage d’être assez ennuyeux pour ne point empêcher de dormir un homme qui