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Page:Dumas - Les Trois Mousquetaires - 1849.pdf/255

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Athos ne se paya point de cette parole, et il reprit :

— Vous n’êtes pas sans avoir remarqué, mon cher ami, que chacun a son genre d’ivresse, triste ou gaie, moi j’ai l’ivresse triste, et quand une fois je suis gris, ma manière est de raconter toutes les histoires lugubres que ma sotte nourrice m’a inculquées dans le cerveau. C’est mon défaut, défaut capital, j’en conviens ; mais, à cela près, je suis bon buveur.

Athos disait cela d’une façon si naturelle que d’Artagnan fut ébranlé dans sa conviction.

— Oh ! c’est donc cela, en effet, reprit le jeune homme en essayant de ressaisir la vérité, c’est donc cela que je me souviens, comme au reste on se souvient d’un rêve, que nous avons parlé de pendus.

— Ah ! vous voyez bien, dit Athos en pâlissant, mais en essayant de rire ; j’en étais sûr, les pendus sont mon cauchemar, à moi.

— Oui, oui, reprit d’Artagnan, et voici la mémoire qui me revient ; oui, il s’agissait… attendez donc, il s’agissait d’une femme.

— Voyez, répondit Athos en devenant presque livide, c’est ma grande histoire de la femme blonde, et quand je raconte celle-là, c’est que je suis ivre-mort.

— Oui, c’est cela, dit d’Artagnan, l’histoire de la femme blonde, grande et belle aux yeux bleus.

— Oui, et pendue.

— Par son mari, qui était un seigneur de votre connaissance, continua d’Artagnan en regardant fixement Athos.

— Eh bien, voyez, cependant, comme on compromettrait un homme quand on ne sait plus ce que l’on dit, reprit Athos en haussant les épaules, comme s’il se fût pris lui-même en pitié. Décidément, je ne veux plus me griser, d’Artagnan ; c’est une trop mauvaise habitude.

D’Artagnan garda le silence ; et alors, changeant tout à coup de conversation :

— À propos, dit Athos, je vous remercie du cheval que vous m’avez amené.

— Est-il de votre goût ?

— Oui, mais ce n’était pas un cheval de fatigue.

— Vous vous trompez, j’ai fait avec lui dix lieues en moins d’une heure et demie, et il n’y paraissait pas plus que s’il eût fait le tour de la place Saint-Sulpice.

— Ah çà mais, vous allez me donner des regrets.

— Des regrets ?

— Oui, je m’en suis défait.

— Comment cela ?

— Voici le fait : ce matin, je me suis réveillé à six heures, vous dormiez comme un sourd et je ne savais que faire ; j’étais encore tout hébété de notre débauche d’hier ; je descendis dans la grande salle, et j’avisai un de nos Anglais qui marchandait un cheval à un maquignon, le sien étant mort hier d’un coup de sang. Je m’approchais de lui, et comme je vis qu’il offrait cent pistoles d’un alezan brûlé : Pardieu, lui dis-je, mon gentilhomme, moi aussi j’ai un cheval à vendre.

— Et très beau même, dit-il ; je l’ai vu hier, le valet de votre ami le tenait en main.

— Trouvez-vous qu’il vaille cent pistoles ?