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— Eh bien ! dit milady d’une voix tremblante, pourquoi n’entre-t-il pas ? Comte, comte, ajouta-t-elle, vous savez bien que je vous attends.

À cet appel, d’Artagnan éloigna doucement Ketty et s’élança dans la chambre de milady.

Si la rage et la douleur doivent torturer une âme, c’est celle de l’amant qui reçoit sous un nom qui n’est pas le sien des protestations d’amour qui s’adressent à son heureux rival.

D’Artagnan était dans une situation douloureuse qu’il n’avait pas prévue ; la jalousie le mordait au cœur, et il souffrait presque autant que la pauvre Ketty, qui pleurait en ce même moment dans la chambre voisine.

— Oui, comte, disait milady de sa plus douce voix en lui serrant tendrement une de ses mains dans les siennes ; oui, je suis heureuse de l’amour que vos regards et vos paroles m’ont exprimé chaque fois que nous nous sommes rencontrés. Moi aussi, je vous aime. Oh ! demain, demain, je veux quelque gage de vous qui me prouve que vous pensez à moi ; et comme vous pourriez m’oublier, tenez.

Et elle passa une bague de son doigt à celui de d’Artagnan.

C’était un magnifique saphir entouré de brillants.

Le premier mouvement de d’Artagnan fut de le lui rendre, mais milady ajouta :

— Non, non ; gardez cette bague pour l’amour de moi. Vous me rendez d’ailleurs, en l’acceptant, ajouta-t-elle d’une voix émue, un service bien plus grand que vous ne sauriez l’imaginer.

— Cette femme est pleine de mystères, pensa d’Artagnan.

En ce moment il se sentit prêt à tout révéler. Il ouvrit la bouche pour dire à milady qui il était, et dans quel but de vengeance il était venu ; mais elle ajouta :

— Pauvre ange, que ce monstre de Gascon a failli tuer !

Le monstre, c’était lui. Aussi d’Artagnan ne put s’empêcher de tressaillir.

— Oh ! continua milady, est-ce que vos blessures vous font encore souffrir ?

— Oui, beaucoup, dit d’Artagnan, qui ne savait trop que répondre.

— Soyez tranquille, murmura milady, je vous vengerai, moi, et cruellement !

— Peste ! se dit d’Artagnan, le moment des confidences n’est pas encore venu.

Il fallut quelque temps à d’Artagnan pour se remettre de ce petit dialogue : mais toutes les idées de vengeance qu’il avait apportées s’étaient complètement évanouies. Cette femme exerçait sur lui une incroyable puissance ; il la haïssait et l’adorait à la fois ; il n’avait jamais cru que deux sentiments si contraires pussent habiter dans le même cœur, et, en se réunissant, former un amour étrange et en quelque sorte diabolique.

Cependant une heure venait de sonner ; il fallut se séparer. D’Artagnan, au moment de quitter milady, ne sentit plus qu’un vif regret de s’éloigner d’elle, et dans l’adieu passionné qu’ils s’adressèrent réciproquement une nouvelle entrevue fut convenue pour la semaine suivante.

La pauvre Ketty espérait pouvoir adresser quelques mots à d’Artagnan lorsqu’il passerait dans sa chambre ; mais milady le reconduisit elle-même dans l’obscurité et ne le quitta que sur l’escalier.