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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 1.djvu/115

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

serait chose difficile ; je voyais le général lever son sabre, comme un batteur en grange lève son fléau, et, à chaque fois que le sabre s’abaissait, un homme tombait. Mais bientôt j’eus à m’occuper tellement de moi-même, que je fus obligé de perdre de vue le général ; deux ou trois cavaliers autrichiens s’étaient acharnés après moi, et voulaient m’avoir mort ou vif. Je blessai l’un d’un coup de pointe, j’ouvris le front de l’autre ; mais le troisième m’allongea un coup de sabre qui me passa dans l’articulation de l’épaule, et qui me fit faire un tel mouvement en arrière, que mon cheval, assez fin de bouche, se cabra et se renversa sur moi dans un fossé. C’était bien l’affaire de mon Autrichien, qui continuait à me larder de coups de sabre, et qui eût fini par m’embrocher tout à fait, si je n’étais parvenu à tirer, avec ma main gauche, un pistolet de mes fontes. Je lâchai le coup au hasard ; je ne sais si je touchai le cheval ou le cavalier ; mais ce que je sais, c’est que le cheval pivota sur ses pieds de derrière, prit le galop, et, à vingt ou vingt-cinq pas de moi, se débarrassa de son cavalier.

» Dès lors, n’ayant plus à défendre ma peau, je pus me retourner vers le général : il s’était arrêté à la tête du pont de Clausen, et tenait seul contre tout l’escadron ; et, comme, à cause du peu de largeur du pont, les hommes ne pouvaient arriver à lui que sur deux ou trois de front, il en sabrait autant qu’il s’en présentait.

» Je restai émerveillé : j’avais toujours regardé l’histoire d’Horatius Coclés comme une fable, et je voyais pareille chose s’accomplir sous mes yeux.

» Enfin, je fis un effort ; je me dégageai de dessous mon cheval, je parvins à me tirer de mon fossé, et je me mis à crier tant que je pus :

» — Dragons, à votre général !

« Quant à le défendre, pour mon compte, c’était impossible : j’avais le bras droit presque désarticulé.

» Heureusement, le second aide de camp du général, qui se nommait Lambert, arrivait juste en ce moment-là avec un renfort de troupes fraîches. Il apprit des fuyards ce qui se