Il y avait loin de là à la conduite de Berthier, qui portait mon père en observation dans une campagne où il avait trois chevaux tués sous lui.
Aussi peu à peu Bonaparte revint-il sur le compte de mon père, et, Joubert étant allé faire, à Grætz, Une visite au général en chef, celui-ci, en le quittant, lui dit ces seules paroles, qui, dans cette circonstance, étaient des plus significatives :
— À propos, envoyez-moi donc Dumas.
De retour à l’armée, Joubert se hâta de s’acquitter de la commission reçue. Mais mon père boudait de son côté, et il fallut toutes les amicales instances de Joubert pour le déterminer à se rendre à l’invitation de Bonaparte. Cependant il partit pour Grætz, mais se promettant, si Bonaparte ne le recevait pas comme il méritait d’être reçu, d’envoyer sa démission au Directoire.
Mon père était créole, c’est-à-dire à la fois plein de nonchalance, d’impétuosité et d’inconstance. Un profond dégoût des choses ardemment désirées le prenait aussitôt que ses désirs étaient accomplis. Alors l’activité qu’il avait déployée pour les obtenir s’éteignait tout à coup ; il tombait dans son insouciance et dans son ennui habituels, et, à la première contrariété, il parlait du bonheur de la vie champêtre comme le poëte antique dont il avait conquis la patrie, et envoyait sa démission au Directoire.
Heureusement, Dermoncourt était là. Dermoncourt, chargé d’envoyer cette démission ; la glissait dans le tiroir de son bureau, mettait la clef du tiroir dans sa poche, et attendait tranquillement.
Au bout de huit jours, de quinze jours, d’un mois, la cause du dégoût momentané qui avait pris l’âme de mon pauvre père avait disparu. Une charge brillante, une manœuvre hardie couronnée du succès qu’elle méritait d’obtenir, avait ranimé l’enthousiasme au fond de ce cœur plein d’aspirations vers l’impossible, et, avec un soupir, il laissait tomber ces mots :
— Ma foi ! je crois que j’ai eu tort d’envoyer ma démission.
Ce à quoi Dermoncourt, qui guettait le mot, répondait :
— Soyez tranquille, général ; votre démission…