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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 1.djvu/299

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

pas un mauvais prêtre, Dieu m’en garde mais tout au moins un singulier prêtre.

C’était un homme de cinq pieds huit pouces, taillé en Hercule, portant le corps droit, la tête haute, et faisant à chaque instant des appels du pied droit, comme un maître d’escrime en salle d’armes ; d’ailleurs, un des meilleurs joueurs de billard, un des plus excellents chasseurs, un des plus grands mangeurs que j’aie jamais vus.

Il va sans dire que je ne songe pas même à comparer l’abbé Fortier à Boudoux, sous ce dernier rapport. Chez l’abbé Fortier, manger longtemps et beaucoup était une faculté.

Chez Boudoux, manger toujours était une maladie. Un jour, l’abbé Fortier fit, avec un curé des environs, le pari de manger cent œufs à son dîner. Les cent œufs lui furent servis, la Cuisinière bourgeoise à la main, de vingt manières différentes.

Les cent œufs mangés :

— Bon ! dit-il, il faut être beau joueur, et donner les quatre au cent. Faites durcir quatre œufs. Et il mangea les quatre œufs durs, après en avoir mangé cent à toutes sauces.

On racontait de sa jeunesse une histoire assez curieuse. Il avait trente ans à l’époque dont je veux parler ; or, comme il en comptait soixante-deux au moment où nous sommes arrivés, c’était trente-deux ans auparavant que se passait cette histoire.

Il n’était encore que vicaire, et portait, vers le soir, le viatique à un mourant d’un village voisin. Un mari qui, sans doute à tort, avait conçu une violente jalousie contre lui, l’attendait dans un chemin creux par lequel il devait nécessairement passer pour aller de Béthisy au village, où il était attendu.

Quand l’abbé Fortier vit cet homme debout au milieu de la route, le visage crispé par la colère, et les poings serrés, il devina bien dans quel but il était venu là ; mais ministre d’un Dieu de paix, mais ennemi de tout scandale, il le pria aussi poliment que possible de le laisser passer.