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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 10.djvu/129

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

» — Si, cependant, le duc de Reichstadt n’était point mort, et qu’il eût fait une tentative ?

» — Il eût échoué, je le crois.

» — C’est vrai, j’oubliais qu’avec vos opinions républicaines, Napoléon doit n’être pour vous qu’un tyran.

» — Je vous demande pardon, madame, je l’envisage sous un autre point de vue. À mon avis, Napoléon est un de ces hommes élus dès le commencement des temps, et qui ont reçu de Dieu une mission providentielle. Ces hommes, on les juge, non point selon la volonté qui les a fait agir, mais selon la sagesse divine qui les a inspirés ; non pas selon l’œuvre qu’ils ont faite, mais selon le résultat qu’elle a produit. Quand leur mission est accomplie, Dieu les rappelle ; ils croient mourir : ils vont rendre compte.

» — Et, selon vous, qu’elle était la mission de l’empereur ?

» — Une mission de liberté.

» — Savez-vous que toute autre que moi vous en demanderait la preuve ?

» — Et je la donnerai, même à vous.

» — Voyons ! vous n’avez pas idée à quel degré cela m’intéresse !

» — Lorsque Napoléon, ou plutôt Bonaparte, apparut à nos pères, madame, la France sortait, non pas d’une république, mais d’une révolution. Dans un de ses accès de fièvre politique, elle s’était jetée si fort en avant des autres nations, qu’elle avait rompu l’équilibre du monde. Il fallait un Alexandre à ce Bucéphale, un Androclès à ce lion ! le 13 vendémiaire les mit face à face : la Révolution fut vaincue. Les rois, qui auraient dû reconnaître un frère au canon de la rue Saint-Honoré, crurent avoir un ennemi dans le dictateur du 18 brumaire ; ils prirent pour le consul d’une république celui qui était déjà le chef d’une monarchie, et, insensés qu’ils étaient, au lieu de l’emprisonner dans une paix générale, ils lui firent une guerre européenne. Alors, Napoléon appela à lui tout ce qu’il y avait de jeune, de brave et d’intelligent en France, et le répandit sur le monde. Homme de réaction pour nous, il se trouva être en progrès sur les autres ; partout où il passa, il