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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 10.djvu/36

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

» Pendant mon évanouissement, je n’entendais pas très-bien ce que disait le brave homme ; cependant, je comprenais qu’il me plaignait et me recommandait à ses soldats.

» Cela me rendit mes forces, et, au bout de quelques instants, je rouvris les yeux.

» Alors, je lui racontai comment j’étais là, quelles étaient les circonstances qui nous y avaient amenés, Auguste et moi.

» Mon récit avait un caractère de vérité tel, qu’il le toucha. Il me promit qu’il ne nous serait fait aucun mal.

» Nous restâmes plus d’une demi-heure sous cette porte, et, pendant ce temps, j’assistai à toutes les atrocités qui peuvent se commettre pendant la guerre civile : les soldats vainqueurs, irrités par les pertes qu’ils avaient faites, voulaient absolument à leur sang versé une compensation sanglante. On tirait sur tout le monde, sans s’inquiéter si celui sur lequel on tirait était un républicain ou un citoyen inoflensif ; de temps en temps, un bruit sourd se faisait entendre : nous ne cherchions pas même à nous assurer des causes de ce bruit, nous le connaissions. C’étaient des hommes blessés qu’on précipitait des fenêtres, ou qui, en fuyant,’glissaient le long des toits, et tombaient sur le pavé.

» On amena en face de la porte un républicain pris les armes à la main, on l’écrasait de coups de crosse, on le lardait de coups de baïonnette.

» — Misérables ! criait-il, respectez les vaincus et les prisonniers, ou rendez-moi une arme quelconque, et laissez-moi me défendre !

» On le lâcha, on le repoussa à coups de crosse, et on le fusilla à bout portant.

» Oh ! monsieur, je vous jure que, quand, à quatorze ans, un enfant a vu de pareilles choses, il prie Dieu toute sa vie de ne pas les revoir.

» Dans la niaison du no 30, au troisième étage, quelques soldats saisirent par les jambes et par les bras un blessé qu’ils menaçaient de jeter par la fenêtre ; le corps était déjà à moitié dans le vide, et allait être précipité sur le pavé, quand les autres soldats eux-mêmes, qui d’en bas faisaient feu sur les