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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 10.djvu/91

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

paraissait absorbé par une idée fixe ; il était entièrement distrait de sa leçon. Tout à coup, il se frappe le front avec un signe d’impatience, et laisse échapper ces mots :

» — Mais que veulent-ils donc faire de moi ? pensent-ils quej’ai la tété de mon père ?…

» On doit conclure de cela que le rempart vivant qui l’entoure avait été franchi ; qu’une lettre ou un pli indiscret avait été lancé jusqu’à lui, et que, pour cette fois, il avait enfreint les ordres qui lui prescrivent de ne rien lire sans l’aveu de ses précepteurs. »

Ne pouvant voir le duc de Reichstadt en particulier, le poète, du moins, ne voulut pas quitter Vienne sans l’avoir vu en public. Il apprit, un jour, que le prince devait aller le soir au théâtre : il loua une stalle, et se plaça en face de la loge de la cour.

« Ses vers diront mieux que ma prose quel effet lui produisit cette apparition.


Bientôt, dans une loge où nul flambeau ne brille,
Arrivent gravement César et sa famille,
De princes, d’archiducs, inépuisable cour,
Comme l’aire d’un aigle ou le nid d’un vautour.
On lisait sur leurs fronts, dans leur morne altitude,
Les ennuis d’un plaisir usé par l’habitude.
Un lustre aux feux mourants, descendu du plafond,
Mêlait sa lueur triste au silence profond ;
Seulement, par secousse, à l’angle de la salle,
Résonnait quelquefois la toux impériale.
Alors, un léger bruit réveilla mon esprit ;
Dans la loge voisine, une porte s’ouvrit,
Et, dans la profondeur de cette enceinte obscure,
Apparut tout à coup une pâle figure…
Éteinte dans ce cadre au milieu d’un fond noir,
Elle était immobile, et l’on aurait cru voir
Un tableau de Rembrandt chargé de teintes sombres,
Où la blancheur des chairs se détache des ombres.
Je sentis dans mes os un étrange frisson ;
Dans ma tête siffla le tintement d’un son ;
L’œil fixe, le cou roide et la bouche entr’ouverte,