Aller au contenu

Page:Dumas - Mes mémoires, tome 2.djvu/39

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
36
MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

que ceux que j’avais vus, la veille, rire de la famille Lafarge, rirent le lendemain de la famille Picot.

Depuis la mort de Demoustier, il n’y avait pas eu un vers inédit commis dans notre petite ville ; aussi les huit vers d’Auguste firent-ils du bruit pendant huit jours.

J’avoue que ce bruit fait autour du nom d’un absent m’étourdit. J’ambitionnai cette gloire de faire parler de moi où je n’étais pas, et, à la première leçon de l’abbé Grégoire, je le priai, au lieu d’insister aussi malheureusement qu’il le faisait sur les vers latins, de m’apprendre à faire les vers français.

Les vers d’Auguste Lafarge furent le premier rayon lumineux jeté dans ma vie ; il éclaira des désirs bien incertains encore, un rêve plutôt qu’une image, une aspiration plutôt qu’une volonté.

On verra par la suite comment Auguste Lafarge fut complété par Adolphe de Leuven.

J’avais demandé à l’abbé Grégoire de m’apprendre à faire des vers français.

L’abbé Grégoire était le poëte officiel du pays.

J’ai dit que, depuis Demoustier, pas un vers inédit n’avait chatouillé l’esprit de mes compatriotes.

Je me trompais : à toutes les fêtes, à toutes les naissances, à tous les baptêmes un peu importants, l’abbé Grégoire était convoqué en qualité de poëte.

Je n’ai jamais vu de vers plus honnêtes que les vers de l’abbé Grégoire.

Aussi, quand je lui fis cette demande, qui serait passablement indiscrète adressée à Hugo ou à Lamartine : « Apprenez-moi à faire des vers français, » l’abbé ne fut-il aucunement intimidé, et se contenta-t-il de répondre :

— Je ne demande pas mieux ; mais, au bout de huit jours, tu seras fatigué de cela comme du reste.

L’abbé me donna des bouts-rimés à remplir, et je m’escrimai de mon mieux à faire des vers-français.

L’abbé avait raison : au bout de huit jours, j’en eus assez.

Les autres leçons allaient leur train. L’abbé Grégoire venait tous les jours, à onze heures du matin ; la leçon durait deux