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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 2.djvu/66

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

en grande révolution. L’épithète de bonapartistes, dont on faisait un substantif accusateur, résonnait plus que jamais à mon oreille ; mais, vu la circonstance, ma mère m’avait fort recommandé de ne plus la relever, je me laissais donc appeler bonapartiste tant qu’on voulait ; en outre, le soir, il se formait des bandes de vingt-cinq où trente gamins, qui ouvraient les portes des personnes d’opinion suspecte, et qui entraient jusqu’au fond des maisons, en criant : Vive le roi ! et forçant les gens de crier comme eux. Dix fois par soirée, notre porte, qui donnait sur la rue, était ouverte par ces sortes de rassemblements, et ces cris étaient proférés à nos oreilles avec une persistance rageuse qui ne laissait pas que d’être inquiétante.

Le jour, tout le monde se tenait sur les places. Comme Villers-Cotterets, grande route de Paris à Mézières passant par Soissons et Laon, est une des artères vitales qui fécondent la France du Nord, il y passe force voitures, force diligences, force courriers. Ces voitures, ces diligences, ces courriers apportaient parfois des nouvelles particulières que les journaux ne donnaient pas. C’est ainsi qu’on apprit, les 13 et 14 mars, l’entrée de Napoléon à Grenoble et à Lyon, entrée dont les journaux ne parlaient point encore, ou ne parlaient que pour la contester.

Ainsi, le 14, on venait d’apprendre que Napoléon était entré à Lyon, que le comte d’Artois, comme le duc d’Orléans, avait été forcé de revenir sans armée, lorsque l’on entendit tout à coup un grand bruit vers l’extrémité de la rue de Largny. Comme la rue forme une ligne parfaitement droite, on se tourna de ce côté, et l’on aperçut trois cabriolets, attelés en poste et escortés par un fort piquet de gendarmerie,

Chacun se précipita au-devant de ces voitures. Dans chaque cabriolet était un officier général, assis entre deux gendarmes. Outre ces six gendarmes, assis côte à côte avec les trois prisonniers, six autres gendarmes faisaient escorte.

Les voitures venaient au grand trot, et purent conserver cette allure tant qu’elles suivirent la rue de Largny, qui est assez large : mais, lorsqu’elles arrivèrent à la rue de Soissons,