Aller au contenu

Page:Dumas - Mes mémoires, tome 2.djvu/95

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
92
MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

d’insulter son frère. L’homme sans ambition, le républicain pur, qui a refusé le titre de roi de Portugal, que lui offrait l’empereur, pour accepter celui de prince de Canino, que lui offrira le pape, Lucien est entré chez lui, et, à son tour, faisant des conditions à l’Élysée, comme Napoléon lui en avait fait à Mantoue, il lui avait dit :

— La France ne croit plus à la magie de l’Empire ; elle veut la liberté jusque dans ses abus ; elle aime mieux la Charte que les grandeurs de votre règne ; avec moi, elle voudra la république, parce qu’elle y croira. Je vous donnerai le commandement en chef des armées, et, avec l’aide de votre épée, je sauverai la Révolution.

Vous le voyez, le moment est bon. Jérôme, d’ailleurs, vient de faire, jeune soldat, ce que Napoléon n’eût pas attendu d’un vieux général. À force d’activité, d’insistance, de volonté, il a arrêté les fuyards ; il les a ralliés sous les murs de Laon ; il les a remis aux mains du maréchal Soult, et c’est, épuisé de fatigue, tout sanglant encore des blessures qu’il a reçues, qu’il vient, non pas comme Lucien faire des conditions à son frère, mais apprendre à l’empereur la réorganisation des 1er, 2e et 6e corps, lesquels, réunis aux quarante-deux mille hommes du maréchal Grouchy, porteront à plus de quatre-vingt mille hommes l’armée avec laquelle il peut entrer en opérations immédiates, pour prendre sur le duc de Wellington une sanglante revanche.

Quatre-vingt mille hommes ! c’est plus qu’il n’en a jamais eu pendant la campagne de 1814.

Sire, sire ! c’est le cas de dire comme à Montereau : « Allons, Bonaparte, sauve Napoléon ! »

Napoléon écoute Jérôme, ne répond rien, et le congédie.

Un instant après, on entend un grand tumulte sous la terrasse de l’Élysée : ce sont deux régiments de tirailleurs de la garde qui, formés d’enrôlés volontaires pris parmi les ouvriers du faubourg Saint-Antoine, défilent en désordre devant le jardin, avant-garde d’une colonne innombrable d’hommes du peuple qui demandent à grands cris que l’empereur se mette à leur tête pour les mener à l’ennemi.