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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 3.djvu/104

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

— Non, ma mère, non ; mais parce que je réussirai au contraire, et que tu viendras à Paris.

— Et quand veux-tu partir ?

— Écoute, bonne mère, quand une grande résolution est prise, le plus tôt qu’on l’accomplit est le mieux… Demande à M. Danré.

— Oui, demande à Lazarille. Je ne sais pas ce que tu as fait à M. Danré, mais le fait est…

— Parce que M. Danré est un esprit juste, ma mère, qu’il sait que chaque chose, pour acquérir de la valeur, doit se mouvoir dans le milieu qui lui est destiné. Je ferais un mauvais notaire, un mauvais avoué, un mauvais huissier ; je ferais un exécrable percepteur ! Tu sais bien que trois maîtres d’école se sont usés à me faire aller au delà de la multiplication, et n’ont pas pu y réussir. Eh bien, je crois que je ferai quelque chose de mieux.

— Quoi, malheureux ?

— Ma mère, je te jure que je n’en sais rien ; mais tu sais ce que nous a prédit cette diseuse de bonne aventure que tu interrogeais sur moi ?

Ma mère poussa un soupir.

— Qu’a-t-elle prédit ? demanda M. Danré.

— Elle a dit, repris-je, elle a dit : « Je ne puis pas vous dire ce que sera votre fils, madame ; seulement, je le vois, à travers des nuages et des éclairs, comme un voyageur qui traverse de hautes montagnes, arriver à une position où peu d’hommes arrivent. Je ne dirai pas qu’il commande aux peuples, mais je vois qu’il leur parle ; votre fils appartient, sans que je puisse rien indiquer de précis sur sa destinée, à cette classe d’hommes que nous appelons les dominateurs. — Alors, mon fils sera roi, dit en riant ma mère. — Non pas, mais quelque chose de pareil, quelque chose de plus enviable peut-être : tous les rois n’ont pas une couronne sur la tête, et un sceptre à la main. — Tant mieux ! dit ma mère ; je n’ai jamais envié le sort de madame Bonaparte. » J’avais cinq ans, monsieur Danré, j’étais là quand on tira cet horoscope sur moi ; eh bien, je veux donner raison à la bohémienne. Vous savez que les