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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 3.djvu/153

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

la Reyniêre peut-être, dont j’ai tant entendu parler comme d’un émule de Cambacérès et de d’Aigrefeuille ; — mais, non, celui-ci a des mains, et M. Grimod de la Reynière n’a que des moignons.

En ce moment, le monsieur poli laissa tomber sur son genou sa main et le livre qu’il tenait ; puis, les yeux au ciel, parut réfléchir profondément.

C’était, comme je l’ai dit, un homme de quarante à quarante-deux ans, d’une figure essentiellement douce, bienveillante et sympathique ; il avait les cheveux noirs, les yeux gris bleu, le nez légèrement incliné à gauche par un méplat, la bouche fine, railleuse, spirituelle, une véritable bouche de conteur.

Je mourais d’envie, moi, malheureux provincial, ignorant de toute chose, mais désireux de m’instruire, comme on dit, dans les leçons rudimentales de M. Lhomond, je mourais d’envie de lier conversation avec lui.

Sa physionomie bienveillante m’encouragea.

Je profitai de ce moment où il avait cessé de lire, pour lui adresser la parole.

— Monsieur, lui dis-je, veuillez excuser ce que ma question peut avoir d’indiscret, mais vous aimez donc bien les œufs ?

Mon voisin secoua la tête, sortit peu à peu de sa rêverie, et, me regardant d’un air distrait :

— Pardon, monsieur, me dit-il avec un accent franc-comtois des plus prononcés, mais je crois que vous me faisiez l’honneur de me parler…

Je répétai ma phrase.

— Pourquoi cela ? me demanda-t-il.

— Ce petit livre que vous lisiez avec tant d’attention, monsieur, — excusez mon indiscrétion, mais mes yeux sont tombés involontairement sur le titre, — n’annonce-t-il pas des recettes pour faire cuire les œufs de plus de soixante façons ?

— Ah ! oui, dit-il, c’est vrai.

— Monsieur, ce livre eût été bien utile à un oncle curé que j’avais, ou plutôt que j’ai toujours, gros mangeur, grand chasseur, et qui a parié, un jour, avec un de ses confrères de man-