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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 4.djvu/158

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

n’en jouerait pas un dans la tragédie. De là cette nouvelle réunion des deux artistes dans le Cid d’Andalousie.

Mais, M. Pierre Lebrun, auteur d’un Ulysse qui n’avait pas été joué, ou qui avait été joué une ou deux fois, ce qui était bien tant pis, M. Lebrun n’était point Casimir Delavigne. N’ayant plus là, comme il avait eu, en 1820, pour le soutenir dans Marie Stuart, la robuste ossature de Schiller ; réduit aux romanceros espagnols, c’est-à-dire à de simples indications de scène, tout lui manqua : force, originalité, style, et, malgré cet appui inusité de Talma et de mademoiselle Mars, qui avaient doublé la force de l’homme fort, et qui ne purent dissimuler la faiblesse de l’homme médiocre, le Cid d’Andalousie tomba à la première représentation, se releva à la seconde à force de claqueurs, pour se traîner agonisant pendant six ou sept représentations, puis disparut enfin de l’affiche.

Cette chute fut le commencement de la fortune de M. Pierre Lebrun, académicien, pair de France, et directeur de l’imprimerie royale.

Ô Médiocrité ! vénérable déesse ! toi qui possèdes le secret de cette précieuse essence que Vénus donna à Phaon pour assurer la réussite dans le monde ! toi qui as si longtemps repoussé Hugo, Lamartine et Charles Nodier ! toi qui as laissé mourir Soulié et Balzac, sans faire pour eux le tiers de ce que tu as fait pour M. Pierre Lebrun ! toi qui détournes tes regards d’Alfred de Musset, et qui fais bien, car toute originalité, toute puissance, toute verve, fait cligner à sa lumière ton œil de hibou ! toi dont la statue, haute de cent coudées, devrait être fondue en zinc, afin qu’elle couvrit de son ombre le pont des Arts et le respectable monument auquel il conduit ! ô Médiocrité ! seule divinité qui n’ait, en France, ni 21 janvier, ni 29 juillet, ni 24 février ! toi, la chose que je méprise par-dessus toute chose, sans te haïr, car je ne hais rien au monde ! sois toujours rebelle à moi et douce à mes ennemis, c’est la seule grâce que je te demande, et, à cette condition, demeure la maîtresse de l’avenir, comme tu l’as été du passé !