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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 4.djvu/202

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

qui chantaient grâces au Seigneur se turent, et un silence de mort leur succéda. Alors, au milieu de l’attention générale, il marcha d’un pas lent et grave devant l’autel, prit le crucifix d’argent massif qu’il couvrit d’un voile noir, et, s’approchant de l’impératrice mère, il lui donna le crucifix en deuil :

L’impératrice jeta un grand cri :

— Mon fils est mort ! dit-elle.

Et elle tomba à genoux, comme était tombée, dix-huit siècles auparavant, au pied de la croix de son Fils, cette autre Mère couronnée dont elle portait le nom.

Ce fut ainsi que la Russie apprit qu’elle venait de perdre son empereur.

Nous avons dit que nous raconterions l’histoire de cette singulière abnégation d’un homme pour un empire, histoire d’autant plus curieuse que cet empire était un empire absolu ; qu’il réunissait, à cette époque, cinquante-trois millions d’habitants, et couvrait déjà la septième partie du monde, et, cela, sans compter les espérances qu’il donnait pour l’avenir :

Cette histoire, la voici :

Vous connaissez Constantin, cet ours de l’Ukraine, toujours grognant, grondant, rugissant, qui n’avait rien d’un homme, pas même le visage, car un visage de Kalmouk n’est pas un visage d’homme ; aussi rude que son frère Alexandre était courtois, aussi hideux que son frère Nicolas était beau, véritable fils de Paul dans un moment de mauvaise humeur.

Nous avons vu comment Constantin, enfant, répondait à son gouverneur particulier, qui voulait le forcer à apprendre à lire :

— Je ne veux pas apprendre à lire, parce que je vois que vous lisez toujours, et que vous êtes toujours plus bête.

On comprend qu’un esprit tourné de cette façon ne prît pas son vol vers les sphères scientifiques.

Mais, d’un autre côté, autant la haine des études collégiales était innée dans le jeune prince, autant aussi était inné en lui l’amour des exercices militaires.

Il tenait encore cela de son père Paul, qui, la première nuit