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Page:Dumas - Mes mémoires, tome 4.djvu/25

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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

l’avait accepté, et portait avec mademoiselle Duchesnois tout le poids de la pièce.

C’était là l’incontestable épreuve indiquée par Lassagne : la pièce aurait-elle du succès, malgré l’absence de Talma ?

Le grand inconvénient de ce rara avis, comme dit Juvénal, qu’on appelle au théâtre « l’acteur à recettes » c’est que les jours ou il ne joue pas, le théâtre se ruine ; c’est que les pièces où il ne prend pas de rôle sont jugées d’avance indignes de la curiosité publique, puisqu’elles n’ont pas été dignes de la sympathie de l’artiste.

Au temps dont nous parlons, le Théâtre-Français était plus heureux qu’il ne l’est maintenant. Un jour, la tragédie faisait de l’argent avec Talma ; le lendemain, la comédie faisait de l’argent avec mademoiselle Mars.

Casimir Delavigne commença sa ruine, en faisant jouer ces deux artistes éminents ensemble, dans la même pièce et le même jour.

Quant à Lafond et à mademoiselle Duchesnois, séparés ou réunis, ils ne suffisaient plus à faire recette.

Lafond avait, alors, quarante ans à peu près ; il avait débuté au Théâtre-Français, en 1800, dans le rôle d’Achille. Soutenu par Geoffroy, il avait plus tard, dans Tancrède, dans Adélaïde Duguesclin et dans Zaïre, obtenu des succès qui avaient balancé ceux de Talma. Cette race moutonnière qui a existé de tout temps, et qui, n’ayant pas la force de se faire une opinion par son propre jugement, prend une opinion toute faite partout où elle se trouve ; cette lèpre bourgeoise qui ronge toute poésie disait en parlant de Lafond :

— Lafond était inimitable dans les chevaliers français !

Il y avait, à cette époque, au théâtre un emploi que l’on appelait « l’emploi des chevaliers français. »

Cet emploi se jouait invariablement avec une toque à plumes, une tunique jaune bordée de noir, ornée de soleils ou de palmes d’or, quand le chevalier était prince, et avec des bottes de buffle.

Il n’y avait pas besoin qu’un héros fût en France ou portât l’éperon d’or pour être un chevalier français ; il fallait que le