Aller au contenu

Page:Dumas - Mes mémoires, tome 4.djvu/57

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
54
MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

certes pas à cause de la différence des écoles, je n’étais pas — il s’en fallait du tout au tout — de l’école de Casimir Delavigne, et il m’offrait, à moi, cette voix qu’il refusait à Victor Hugo.

C’est qu’aussi, cette fois-là, ils étaient bien embarrassés, les pauvres académiciens ! tellement embarrassés, que, si je m’étais présenté, je crois qu’ils m’eussent nommé.

Ils nommèrent Dupaty.

Hugo s’en consola par un des plus jolis mots qu’il ait jamais trouvés.

— Je croyais, dit-il, qu’on allait à l’Acdémie par le pont des Arts ; je me trompais, on y a va, à ce qu’il parait, par le pont Neuf.

Et maintenant que j’ai jugé l’homme, peut-être va-t-on croire qu’il m’est plus difficile, à moi son confrère, à moi son rival, à moi son antagoniste parfois, de juger le poëte ? Non ! qu’on se détrompe ; rien n’est difficile à celui qui dit la vérité, toute la vérité.

D’ailleurs, jamais je n’ai écrit d’un homme une chose que je ne fusse prêt à lui dire à lui-même. Pour juger Casimir Delavigne à un point de vue exact, il faut jeter un coup d’œil sur l’époque où il est né, et sur celle où il a vécu.

Nous voulons parler de l’ère impériale.

D’où venait cette haine qui éclata, lors de l’apparition de Henri III, de Marion Delorme et de la Maréchale d’Ancre, entre les anciens poëtes et les nouveaux, entre la jeune et la vieille école ?

On a constaté le fait sans en rechercher les causes.

Je vais vous les dire.

C’est qu’en faisant, tous les ans, une levée de trois cent mille conscrits, Napoléon ne s’était pas aperçu que ces poëtes qu’il demandait, et demandait inutilement, avaient forcément changé de vocation, et qu’ils étaient dans les camps, le sabre, le fusil ou l’épée à la main, au lieu d’être la plume à la main dans le cabinet.

Et cela dura ainsi de 1796 à 1815, c’est-à-dire dix-neuf ans.